2. ...et son récit.

1.1K 129 194
                                    

.oOo.

Elke referma doucement le codex, l'air songeur. Lorsque les pages se rejoignirent en un seul et lourd paquet, elles émirent le bruit sourd caractéristique d'un doux affaissement, qui résonna dans le petit chalet entretenu avec peine. Assise en bout de table, la petite fille tapota de ses menottes l'énorme conte posé sur le meuble en bois brettelé, avant de relever la tête en silence vers sa grand-mère. La vieille lui tournait le dos de trois quart, agenouillée devant une immense marmite pendue dans l'âtre de pierre, et touillait avec satisfaction le souper, son éternel sourire figée sur ses fines lèvres crevassées.

— Cette histoire est-elle vraiment arrivée... ? demanda enfin Elke, encore absorbée par le récit.

La Légende de Doigts Gelés, fit la vieille dame qui se releva en s'appuyant fébrilement sur sa cuisse, est une histoire écrite il y a une soixantaine d'années. C'est un avertissement. Elle existe pour nous faire comprendre que la Frontière n'est plus un lieu sûr, et c'est pourquoi toute flânerie de ce côté-ci de la lande est désormais interdit. »

Elle vint à pas lents se placer aux côtés de la fillette, et d'un geste tendre, caressa la couverture de cuir vert de ses doigts fripés, toujours souriante.

— Pourtant, les bergers s'en approchent plus que tout le monde et ils sont toujours revenus, s'insurgea la petite fille de sept ans. Ses yeux gris scintillaient d'intérêts sous des mèches auburns qui ondulaient follement.

— Oui, c'est vrai. Et il est légitime de penser que ces gens sont courageux. Braves. Depuis que le conte a fait toutes les veillées, ils sont les seuls à oser s'approcher de la Frontière. Ce n'est pas par choix cependant : il faut bien nourrir les chèvres et les moutons.

— Si cette histoire a soixante ans, et que c'est la seule fois qu'un revivant s'est échappé de la forêt, pourquoi tout le monde est inquiet ? Les créatures ne s'approchent plus du village depuis, non ?

— Elke, fit la vieille dame en se tournant vers la fillette. Les gens s'inquiètent parce que la Frontière est vieille. Tu sais qu'il y a très, très longtemps, des sorciers l'ont construite. Mais on commence à croire qu'elle se meurt. Parce qu'il y a soixante ans, rien n'a empêché Elfi de franchir la limite pour dévorer sa sœur Hermine. Si les revivants venaient à passer la Frontière à l'ouest, notre village serait le premier à être ravagé. Tu comprends ? »

Le visage d'Elke se décomposa petit à petit devant l'air grave, quoique souriant, de sa grand-mère. Enfin, elle baissa de nouveau ses yeux sur l'énorme livre, et le reconsidéra avec inquiétude. Il lui était difficile avec son imagination d'enfant de se représenter une môme encore vivante déchiquetée à coup de dents. Elle se doutait cependant que c'était affreux, ou pire encore ; il s'agissait de quelque chose profondément injuste et sacrilège. Elle n'avait pas de petite sœur, ni même de grande mais que ça lui arrive, elle ne le souhaitait vraiment pas. Consciente de son mutisme, la vieille femme aux cheveux argentés et à la peau tavelé par la vieillesse se décolla de la table et retourna cahin-caha auprès de sa soupe et de son feu, serrant son châle remaillé et pelucheux autour de ses épaules. Dehors, le vent qui soufflait depuis déjà plusieurs heures gagna en intensité. Il sifflota dans les rainures de la cahute puis fit craquer les quelques planches de la toiture qui ne rentraient pas dans le rang. Mais rien n'inquiéta les deux occupantes, tandis que la masure semblait proche de se disloquer. Le mistral leur apporta quelques voix de l'extérieur, celles sans doute de quelques braves qui méprisaient la tempête, avant qu'il ne les révoque et les étouffe. Pendant ce temps, les flammes chatouillées par le vent dans l'âtre faisaient danser des ombres dans la pièce à vivre.

— Personne ne pourra nous défendre, si ça arrive... ? Si un revivant franchit encore la Frontière ? demanda Elke tandis qu'elle fixait le manuscrit avec un sérieux plutôt intense.

— Bien sûr que si, s'exclama la vieille, indignée mais aussi amusée. As-tu déjà oublié ton cher Ir'Hasveld ?

— Erinn Ir'Hasveld, le défenseur du Roi, le plus puissant guerrier du Royaume ! claironna l'enfant, reléguant aux oubliettes le sujet précédent, les yeux à présent brillants d'excitation.

— Il n'est pas le plus puissant, rectifia la grand-mère, dans son souci constant d'éduquer sa petite. Il est l'un des plus remarquables pour son âge, puisqu'il n'a que dix-sept ans. Et puis il n'est pas seul, c'est accompagné de son père qu'il se fait un nom. Il n'est même pas tout à fait défenseur encore.

— Wilard Ir'Hasveld, fit la petite fille avec une gravité révérante.

— Les exploits guerriers t'intéressent plus que la lecture, on dirait, soupira la vieille.

— J'aimerais bien les rencontrer. Et partir avec eux, combattre les vilains ! Tu penses que je pourrais les accompagner, avec l'armée du Roi ? »

A ses mots, la plus âgée releva la tête de son potage, la louche en suspens dans les airs. Puis après un court instant, elle replongea l'ustensile dans la vasque orangée pour répondre de façon détachée :

— Des femmes... ont déjà rejoint l'armée du Roi, oui, il y a fort longtemps. Une poignée en tout. On n'en compte plus de nos jours. Et les histoires de femmes combattantes sont toutes... déplorables. Emplies de fins atroces et précoces.

— J'aimerais bien devenir une guerrière ! s'exclama Elke, la tête calée entre ses petits poings, contemplative.

— S'il te plaît mon ange. Sors-toi ces idées de la tête. Ne va pas raconter ça aux guerriers du village et ne va pas embêter les bergers. Et ne pense même pas à faire un tour dans la lande, seule ou accompagnée. Jamais. »

Un lourd silence retomba dans la pièce. Ennuyée par l'âpreté de la vieille, la fillette appuya ses deux petits poings contre ses joues, et les gonfla. Par-dessus son épaule, sa grand-mère l'observa un instant en train de faire la moue, puis elle se détourna pour cacher le pincement de lèvre qui n'aurait pas manqué de gâcher les effets de son avertissement. Elle entendit racler la couverture de cuir sur la table suivit d'un petit mouvement de bascule. L'enfant avait repris le codex en main.

— Pourquoi tu connais la Légende par cœur, Grandma ?

— Pour pouvoir te la lire. Les lettres dans le livre ne te disent peut-être rien pour l'instant, mais tu apprendras à les reconnaître. C'est important que tu saches lire, mon ange. J'avoue que l'histoire est un peu... sordide, pour cet apprentissage, mais c'est le livre le plus simple que la Doyenne ait pu me prêter. »

La petite fille regarda avec dégoût la couverture vert sapin. Dire qu'elle allait devoir apprendre chaque mot et chaque lettre de cette horrible histoire. Pourquoi ne pouvait-elle pas se changer, là maintenant, en un récit fantasque et héroïque, à la place de celui sur l'affreux destin de deux fillettes ? La Légende de Doigt Gelés, ou qu'importe son nom, aurait dû être une histoire glorieuse, selon Elke. Elle n'aurait dès lors aucun mal à s'y figurer, en plein affrontement contre de viles créatures, une épée à la main, et les siens pour l'admirer ! Ce genre de pensées ne cessaient pas de l'émouvoir, de remuait en elle quelque chose de fabuleux. Son cœur se gonflait, elle se sentait déterminée, illuminée. Son expression se raffermit légèrement.

— Grandma ? Comment sont les revivants ? »


.oOo.

Dernière réécriture : janvier 2023

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant