3. Hekar, le frontalier.

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.oOo.

La fausse épée traça une courbe sifflante et agile dans l'air avant de revenir en coup d'estoc sur un ennemi que seule Elke voyait. Le combat faisait rage dans sa tête, mais autour d'elle, il n'y avait rien qu'une plaine d'herbes verdoyantes, des cumulus aux rouleaux sombres vers lesquels des pics rocheux épars s'élançaient désespérément, et ce silence qu'une nature paisible se composait. Seuls les corbeaux qui regardaient son étrange ballet faisaient des commentaires. Elke valsait et sa vieille épée, sculptée par sa main dans un bois maintenant ancien, accompagnait sa gestuelle. Après de longues minutes à réviser ses parades, chaque fois plus vite et chaque fois plus fort, en imaginant toutes les tournures possibles que le combat aurait pu prendre si la jeune fille avait réellement ferraillé, cette dernière abaissa son bras et laissa le bâton effleurer les chiendents piétinés.

Le souffle court mais mesuré, Elke s'engagea à grands pas vers un morceau de tissu qui gisait quelques mètres plus loin et y emmitoufla sa lame de fortune avant d'entortiller une cordelette autour du paquet. Une pensée ralentit son geste : si elle se fiait à la position de l'astre timide embusqué derrière les nuages, Ran gardait le troupeau depuis maintenant trois heures, ce qui était largement assez du point de vue des vieux bergers du village, et ce rien que pour fournir un alibi à son amie en fuite. Elle jura, finit à la hâte son ballot et se leva pour l'accrocher dans son dos. Quand il fut ajusté, elle se précipita dans la pente qui joignait son arène faîtes de rêveries à la terre ferme. Cette butte, quelconque comme une vague en plein océan, était son petit jardin secret. Elle courut de toutes ses forces, savourant le vent et la sensation de vitesse que lui offrait chaque poussée de ses jambes finement musclées et le doux arrondi de la colline. Cela aussi était un instant de délivrance dans sa vie : d'ordinaire, ses jupons ne lui donnaient pas cette détente. Les corbeaux que la jeune fille avait fait s'envoler dans sa course l'accompagnèrent un court instant sur sa trajectoire puis partirent voir au-delà des dunes couleur jade. Quoique... il n'y avait pas grand chose à voir.

Finalement, les formes pelucheuses des moutons et de leurs petits se dessinèrent au loin entre deux côteaux. Le jappement d'Ork résonnait dans les airs et les effrayait pour mieux les regrouper. Elke, qui débarquait l'air d'une flèche, manqua de disséminer tout le cheptel ovin. Ran poussa un cri agacé.

— Déjà que je fais tout l'travail, tu pourrais faire gaffe à ne pas le gâcher, fit un jeune garçon du même âge que l'interpellée.

Coléreux, celui-ci arrêtait sur elle ses yeux lamenteurs, d'un doux bleu qui perçait jusqu'à l'âme. Il serrait son poing de frustration sur ses boucles châtains indémêlables.

— Quel travail ? C'est Ork qui fait pratiquement tout, de la bergerie à la bergerie, le railla la jeune fille d'un air innocent, traçant du doigt le soi-disant trajet entre la plaine et le village sur une carte invisible. Et alors qu'un Ran outré lui lança un regard noir, elle haussa les épaules puis ajouta :

— Navrée de t'apprendre que le chien est plus utile que toi. »

Un gros silence succéda à la boutade. Ran finit par expirer et lui tourna le dos, prêt à la planter là, et Elke comprit qu'il valait mieux lui passer la pommade. Elle leva les mains en signe de capitulation :

— Pardon, je me tais. J'étais pas là...

— Pendant trois heures !

— Oui, eh bien maintenant que je le suis, je peux t'aider à ramener toute cette famille d'herbivores au village ! Et Ork aussi !

— T'es la fille la plus ingrate que je connaisse, cracha d'une traite Ran. Sérieusement, tu devrais arrêter de te prendre pour une guerrière, ça t'rend imbuvable.

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant