15. Filiations (2).

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— Oui. Et excusez-moi si je n'en dis pas plus. Je préfère ne pas aborder ce sujet avec un étranger. Même moi, je me situe en dehors de cette affaire, donc...

— Je comprends, répondit à la hâte le jeune homme qui balaya sa question indiscrète d'un signe de la main. Raconte-moi plutôt la suite. Ça n'a pas empêché qu'ils s'affectionnent, le Chef et Elke ?

— Pas du tout. Puis la vieille Moire a veillé sur elle jusqu'à sa mort. Après ça, vivre seule ne l'a pas dérangée. Faut dire qu'elle a une sacrée force de caractère pour une fille. Le Chef l'aide comme il peut : elle peut manger tous les jours à l'auberge, en échange de quoi, l'aubergiste verse moins d'impôts chaque année. Larry et sa femme la voient un peu comme de la famille, une cousine pour leur fille, qu'ils n'affameraient pour rien au monde. Et elle travaille pour combler le reste de ses besoins. On vit chichement comme berger... mais au moins, elle saute aucun repas et ça, ça fait des envieux. »

Le sorcier dut se concentrer pour entendre la fin de l'explication qui s'était fondue en un murmure, mais en fin de compte, il avait appris suffisamment de choses sur sa patiente et sur le Chef pour se soucier encore de quelques détails. Il n'était ni déçu, ni ravi de ce qu'il venait d'apprendre, mais plutôt inquiet d'avoir pénétré le passif lourd de ses deux personnes. Qui plus est, Osbern avait été quelqu'un de respectueux qui n'était pas passé par un interrogatoire avant de lui confier sa pupille ; il l'avait simplement averti qu'il aimerait connaître ses agissements au sein du village. Finn avait connu des personnages condescendants qui avaient confondu vie privée et simple vigilance. A l'inverse, Hekar était sous la tutelle d'un homme juste et prudent, confiant de lui-même. Il l'avait compris en peu de temps et c'est alors qu'il trahissait la magnanimité de cet homme, premièrement, en le privant des nouvelles de l'orpheline, et deuxièmement, en enquêtant sur lui et son entourage.

Le garçon assis à ses côtés avait été bien moins timoré envers lui, un étranger, et pour cette raison, il était complice de cette bassesse. Du reste, cela lui faisait du bien d'avoir été son dépositaire, car enfin, voilà quelqu'un au village qui ne s'en lavait pas les mains, de lui !

— Et donc, dit-il enfin, par sympathie ainsi que pour lui faire la conversation, tu as souvent veillé le troupeau avec elle ?

— Oh, quasiment tout le temps, assura le jeune pâtre avant de marquer une pause amère. On est devenu amis à force d'errance dans les pâtures et j'ai même fini par être invité à manger quelquefois avec elle et la fille de l'aubergiste. Elle s'appelle Winn, vous savez ? Aaah, de bons moments, que ces midis à l'auberge...

Le sorcier l'observait tandis que, tout à son désarroi, il semblait se recroqueviller sous le poids des bons souvenirs qu'il croyait à jamais menacés, et luttait vaille que vaille pour contenir les larmes qui vacillaient sur l'ourlet de ses paupières. Finn avait de la peine pour lui, et il comprenait également pourquoi la jeune serveuse, qui lui larguait son assiette à chaque repas, le fixait si sévèrement. Ces gens éprouvaient un attachement réel pour la bergerette ; mieux encore, elle en était protégée, si influents soient-ils à l'échelle du village, et ce, simplement par dévotion, par un simulacre de filialité ou même, de fraternité. Il y avait quelque chose d'impressionnant là-dedans pour le jeune homme, il devait le reconnaître. Les seuls liens forts qu'il entretenait allaient de confrère à confrère, et jamais il n'avait ressenti autre chose que l'attache d'un affidé envers ses supérieurs. Son réseau de connaissances n'était que... pratique. Son visiteur interrompit cet instant de solitude pour lui demander d'une voix cinglante, bien qu'enrouée par l'émotion :

— Maintenant que j'ai satisfait votre curiosité, vous pouvez satisfaire la mienne ?

Il avait senti que cela ne se déroulerait pas comme un simple interrogatoire, il l'avait senti mais il se retrouva tout de même bête. Le Chef aurait dû inculquer la patiente à ce garçon au lieu de le tourmenter à ce point par la privation d'un secret. Et lui, dans quel bourbier ne s'était-il pas fourré ? Il lâcha un bruyant soupir et se promit d'aller répéter à Osbern tout ce qu'il allait dire au bergerot.

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant