16. La sainte et la harpie.

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Gratte, gratte, gratte. Comme un rythme imprimé à la monotonie de la salle d'auberge. Gratte, gratte, gratte. Winn regardait dans la plus grande indifférence le cumul du dépot noirâtre sous ses ongles. Gratte.

Les matinées se faisaient de plus en plus ennuyeuses et mélancoliques depuis peu, et racler le comptoir de bois ramolli par l'ancienneté était l'unique subterfuge qu'elle savait efficace pour s'abstraire du temps long. Son père refusait qu'elle s'éternise dans le lit familial malgré la diminution progressive de la clientèle. Elle avait fini par se plier à ses exigences car dans le fond, elle pouvait aussi bien finir sa nuit sur le bar, puisque point de clientèle il n'y avait.

Mais Larry, conscient de la ruse, vérifiait avec une régularité exaspérante que sa fille ne baille pas aux corneilles. Il était temps cependant qu'il s'aperçoive de la viduité de la salle. Les gens peinaient à retrouver du sens dans leurs anciennes habitudes depuis l'hécatombe. Sortir pour un rien inspirait l'angoisse ; et même si les mères enfermaient leurs marmousets ou ne les laissaient jouer que sur le pas de la porte, ou que les marchands affichaient le même air soucieux que leurs acquéreurs, que les colporteurs repartaient bien vite sur les chemins de campagnes et que les hommes accessoirisaient leurs braies d'une ou deux lames bien visibles, Larry n'affichait aucun trouble quant à la raréfaction de la monnaie dans sa caisse, jour après jour.

Passé le chant du coq, il fallait pourtant attendre une heure plutôt avancée de la matinée pour voir paraître les nouveaux habitués de l'auberge. Le livre des comptes pour les chambres prenait la poussière sous le comptoir, et plus aucun hôte ne réclamait le souper pour deux sous.

Le sorcier lui aussi était parti.

Avec la diminution de tâches quotidiennes à accomplir, s'établirent les longs soliloques qui enlisaient Winn dans une morosité palpable. Celle-ci flottait autour d'elle comme une pollution de l'air, l'emmitouflait du matin au soir, tant et si bien que la nuit ne lui portait plus du tout conseil. Les époux Holland voyaient bien que leur fille se tourmentait sans cesse, et qu'il était urgent de la tenir occupée. Mais leur initiative ne rencontrait pas beaucoup de succès. Elle semblait increvable le soir, animée d'une énergie nerveuse proche de l'hystérie, et comme sortie de la fosse commune au petit matin. Lui faire garder la salle de l'auberge la fatiguait, certes, mais accroissait plus sûrement cette fièvre étrange que l'envie de dormir. Sa mère s'inquiétait particulièrement qu'elle ne se confit pas à elle, même si elle devinait l'objet de ses pensées.
Tout avait commencé lorsque le sorcier avait entamé son séjour à l'auberge. Winn lui avait voué une haine brûlante : garder sa meilleure amie sous clé dans sa propre maison avait quelque chose de tordu et d'effronté. Elle aurait voulu s'abîmer dans des crises, hurler et donner du pied dans les chaises, jusqu'à ce qu'on lève cette interdiction de monter à l'étage. Dans sa retenue, elle avait tout de même fait preuve d'une incivilité infamante. Il lui semblait maintenant incroyable que le sorcier lui ait accordé le droit de la revoir. Tout cela, c'était grâce à Ran, bien évidemment.

Elle se souvenait avec émotion d'une après-midi particulière, au cours de laquelle le crachin avait surpris tout le monde. Le ciel d'un gris jaunâtre avait pénétré de sa clarté orageuse les ruelles aux pignons détrempés et déposé un halo orangé sur les toits de chaumes. De cette atmosphère irréelle, qui transcendait ce jour-là la face du village, avait surgi deux hommes et un garçon. Tous trois avaient gravi le péron de l'auberge et s'étaient engouffrés à l'intérieur de la salle à moitié vide. Les quelques buveurs attablés avaient dévisagé dans un effarement muet cette moindre compagnie qui s'était avancée jusqu'au bar. Le garçon, Ran, avait accroché le regard de la jeune serveuse sitôt qu'il était entré, puis s'était précipité vers elle. Il s'était contenté de lui sourire d'une joie mal contenue ; voilà des jours qu'elle ne l'avait pas vu comme ça. Il s'était alors tourné vers le Chef et le sorcier, qui priaient déjà son père de bien vouloir appeler sa femme : il souhaitait qu'elle et sa fille se rendent avec eux à l'étage. Winn avait alors ouvert de grands yeux, soudain remplis d'espoir.
Ils étaient tous montés : le sorcier, le Chef, le pâtre, la tenancière et sa fille. Osbern les avait alors arrêtés dans le couloir et, la voix empreinte d'une gravité menaçante, leur avait fait jurer de ne rien dire. Il avait aussi ajouté quelque chose que Winn aurait dû écouter, mais elle s'était trouvée trop heureuse pour en tenir compte. Ce fut Ran, glacé et pâle en entrant dans la chambre juste avant elle qui lui avait fait douter de son enthousiasme. Dans une appréhension ténue, elle l'avait suivi jusqu'au lit, à pas doux. Elle avait vu en premier la couverture, puis la forme longiligne qu'elle recouvrait, les quelques ustensiles près du lit qui lui instillèrent un léger malaise, et enfin le profil du sorcier, déjà penché sur l'endormie et qui s'était saisi de la toile de laine pour l'en dégager, ce qu'il fit. La jeune serveuse n'avait alors aperçu que le bras gauche mais elle se recula aussitôt et heurta sa mère. Cette dernière l'avait empoignée par le bras et forcée à l'immobilité. Le bruit des pas précipités avaient attiré tous les regards sur elle. Le sorcier s'était figé, le visage plein d'alarme. Ran avait tendu la main vers elle, son élan finalement suspendu. Le Chef quant à lui, avait répété à travers toute sa physionomie l'avertissement donné plus tôt dans le couloir, celui qu'elle n'avait pas écoutée, mais qu'elle comprenait à présent. Contenez-vous. Elle les avait dévisagés tour à tour avec effroi. Madame Larry avait refusé qu'elle bouge jusqu'à ce qu'Osbern ait refermé la porte de la chambre derrière eux.

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant