De la Bière à la Bière (1/2)

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Comme un dératé, je fonçai sur la porte des toilettes, mais l'issue de secours, à droite, me fit de l'œil en clignotant. Une décharge d'adrénaline dans mon palpitant : mieux valait pisser tranquille dans les bois que de mourir la queue à l'air, face à un stupide urinoir !

J'obliquai donc vers cette porte rouge dans l'espoir de déguerpir de ce cauchemar bien que je brûlais de savoir ce qui arriverait à Paul et Jacques : sans doute la même chose qu'à moi, si d'aventure je lambinais dans le coin ! Les pauvres, ils n'auraient ni le temps ni le loisir de siroter leur bière avant de disparaître à leur tour, de faire les choux gras de la presse locale, plus ennuyeuse encore que ce satané bar.

Inutile de jubiler : l'issue de secours n'était qu'un mirage, un piège, un détour inutile puisque verrouillée ; j'eus à peine le temps de me retourner qu'un des gars, avec une férocité de plaqueur, m'écrasa de tout son poids sur le métal froid. Une accolade virile dont je me serais bien passé !

« Hé, du calme, mec, je voulais juste voir le paysage ! bredouillai-je.

- Tu te fous de ma gueule ? demanda le barman qui ne tarda pas à nous rejoindre.

- Ben non, je vous connais même pas !

Plus terrifiant que ce brun aux yeux verts, tout en muscles, sorti d'une usine de mannequin ou d'un fantasme de midinette qui m'avait coincé, il ne se priva pas de me donner un coup de poing bien furieux dans le buffet. À en juger son regard de braise, noir et furieux, sa mâchoire plus féroce qu'un casse-noix, ses postillons houblonnés à volonté, son haleine de chacal, son crâne chauve zébré de veines bleues exorbitées, toute portait à croire qu'il ne plaisantait pas.

« Je venais juste pisser ! Un homme qui boit est un homme qui pisse, non ? »

J'essayais tant bien que mal de conserver mon sang froid, de ne pas laisser paraître ma peur, de la dissimuler dans le creux d'une cool attitude potache, pour ne pas dire débile : l'humour, c'est une arme à double tranchant. Fais rire tes bourreaux, et tu gagneras quelques secondes avant d'être exécuté, le temps qu'il se marre un peu.

« Qu'est ce que tu fous là ?

- Ben, c'est des toilettes, comme je disais, je suis venu me vider un peu.

- Tu te payes ma tête ! Tu m'as très bien compris.

- Non, franchement, je n'ai pas compris !

- Tu essayes de te barrer, on ne me l'a fait pas ! »

Ce que je comprenais, en revanche, c'était son haleine démentielle qui soufflait sur mon visage un air chaud et frelaté, une haleine de chien asservie par des années de croquettes puantes et autres pâtés nauséabonds, du tout-à-l'égout : pas étonnant que les meufs aient déserté ce foutu bar, si les mecs du coin refoulaient du goulot comme ça.

« Ce flyer, c'est quoi ? insista le barman, qui me colla la feuille devant les yeux pour être sûr que je la reconnaisse.

- Ah ! Ce flyer ! C'est... »

Difficile d'improviser quand des réponses peuvent nous conduire six pieds sous terre : nier, mentir, ou dire la vérité ? Vu l'impossibilité de tourner sept fois la langue dans sa bouche, de se permettre le luxe de sept secondes de réflexion, l'honnêteté semblait plus noble qu'un écheveau insensé de mensonges. Des mensonges à maintenir à flot contre vents et marées, quoi qu'il arrive.

« Je l'ai trouvé chez mon cousin.

- C'est l'un de ces types, ton cousin ?

- Pas vraiment, je les connais à peine ces mecs. J'aime pas sortir seul, c'est tout.

- Ton cousin, c'est qui ? »

Un peu curieux l'animal, pour ne pas dire intrusif. Un peu buggé, aussi. Et patibulaire, assurément.

« Il est mort, bredouillai-je avec un air de chien battu.

- Ah, s'étonna la brute pas si épaisse, dont les yeux s'adoucirent quelques secondes. C'est une vieille édition, tu l'as trouvé où ?

- Il est mort il y a trois ans, buggai-je à mon tour. J'ai récupéré ça dans ses affaires samedi dernier. Ça m'a intéressé, j'ai voulu en savoir plus.

- C'est vrai ce mensonge ?

- Ludwig, fouille-le ! ordonna non sans flegme le plus costaud d'entre eux, un géant blond moins vert de colère, qui fit son entrée dans l'indifférence générale. A la fois ours, poupon, quaterback et beau garçon de service, de ceux qui, armé d'une fossette irrésistible et d'un regard océan, d'une intelligence froide, joue sous tous les tableaux.

- Me fouiller, pourquoi ?

- Ici, c'est nous qui posons les questions, répondit le géant blond, aussi baraqué qu'un régiment. »

Ludwig s'exécuta. Il me dégagea de l'étreinte oppressante du barman et promena ses mains dans mes poches, palpa mon corps à la recherche d'un je ne sais quoi qui me troublait - mais moins que cette main au panier tout sauf furtive que j'étais le seul à remarquer et qui me mettait hors de moi ! 

Alpha, Bêta et Meute de FoinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant