11. A l'aspect et à l'odeur.

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Le sorcier lorgnait à la faible lueur d'une lanterne le corps inerte allongé devant lui. Il détaillait les tâches pourpres qui recouvraient sa peau nue, contrastant avec son hideux teint pâle et l'horripilante extrémité de ses membres noircis. Du coin de l'œil, il vérifia qu'il était seul, que la porte était fermée. Puis il se pencha sur elle, la parcourut du regard et ce tandis qu'un profond doute l'assaillait. Même s'il avait réussi à stopper la propagation du poison, était-il parvenu à sauver sa raison ? L'attente de son réveil l'emplissait d'appréhensions et de sourdes angoisses. Il percevait déjà l'écho des reproches que lui ferait le Cercle à son retour à la Capitale, mais ne voulait pas un seul instant imaginer de quel scandale le Temple l'accablerait. Il devrait un jour ou l'autre leur communiquer ce qui était arrivé à cette jeune fille. Il ne pourrait jamais cacher la vérité à Osbern, pas plus que ce dernier ne pourrait la cacher à ses villageois. Aussi, il ne doutait pas qu'avec Asgeir, toute sa seigneurie serait également au fait.

Pauvre petite, pensa-t-il alors qu'il dévisageait Elke. Sa chair avait perdu de sa chaleur mais ses paupières s'étaient parées d'une teinte amarante. Et ses lèvres semblaient se nervurer de noir depuis l'intérieur de sa bouche. On aurait dit une personne différente. Il s'assit près d'elle, creusant le matelas sous son poids, puis tendit sa main vers le baquet d'eau posé sur la table près du lit. Il en sortit un chiffon imbibé qu'il essora, puis entreprit de nettoyer le visage, les bras et les jambes de la bergère. Il se fit délicat au niveau de la morsure et du poignet cassé, attendit qu'elle réagisse à la douleur, sans résultat. Finalement, il remit le chiffon tâché de terre et de sang séché dans l'auge. Il regarda ses pieds et ses mains, se demanda s'il fallait les lui amputer, avant de remettre la décision à plus tard. Peut-être son sort la préserverait-il d'une telle perte.

Il posa sa main gauche au-dessus de son plexus solaire puis ferma les yeux. Le poison ayant été pétrifié par son ensorcellement, il n'était plus actif mais demeurerait à jamais en elle. Son apparence était irréversible, mais il priait encore pour que son esprit ait réchappé à la contamination. Le sorcier se concentra davantage, étendit ses sens, avant d'abandonner sans rien remarquer de plus. Il finit par attraper les bandes de tissus disposées près du baquet et une à une, les recouvrit de poudre de charbon avant d'y envelopper les membres de l'endormie. Une fois sa besogne accomplie, il se releva et la recouvrit d'une couverture jusqu'au menton. Il s'éloigna vers la porte ; ses bruits de pas sur le plancher brisèrent le lourd silence. Puis il quitta la chambre, épuisé et courbaturé.

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Une averse nocturne avait interrompu la veillée des morts et les derniers villageois encore éveillés avaient regagné leur chaumière à la hâte. La nuit s'annonça triste, agitée. Peu eurent le repos tant attendu. L'orage passa, et un matin spectral accueillit les lève-tôt au-dehors. Finn, le nez rouge et transi de froid, emmitouflé dans son immense cape noire, se glissa silencieusement hors de l'auberge afin de saluer le seigneur Asgeir avant son départ. Il le rejoignit d'un pas raide et engourdi, l'air légèrement hagard, glissant sur la terre humide. Ces symptômes de fatigue n'échappèrent pas au châtelain lorsque celui-ci se tourna pour le recevoir. Il l'interrogea d'un ton dubitatif :

- Avez-vous bien dormi ?

- Pas autant que je l'aurais espéré, monseigneur...

- Je vois, fit le noble, empathique. Nos confins ont dû bien vous surprendre : des plaines labyrinthiques, une forêt assiégée et peuplée d'œuvres du mal, dont la seule voie d'accès est pour ainsi dire tenue secrète...

- De quoi alimenter nos cauchemars la nuit venue. Surtout lorsqu'on sait qu'on dort à l'auberge du coin, acquiesça le sorcier qui souriait nerveusement quant au portrait qu'on lui faisait des lieux. Au sous-entendu fait sur sa provenance de la Capitale, il se rappela sombrement qu'il n'était qu'un étranger sur ces terres.

La Légende de Doigts GelésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant