- Chapitre 4 -

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– 10 mois plus tôt –


Je suis vautré sur mon lit lorsqu'on toque à la porte sur les coups de vingt heures.

J'ai passé la journée enfermé dans ma chambre, à errer sur Internet sans même prendre la peine d'ouvrir mes volets. Tout ce temps perdu devant l'écran m'a rappelé à quel point les gens sont sans intérêt. Leurs vies sont tellement insipides qu'ils s'amusent à filmer des trucs insignifiants pour les poster en ligne. Pourtant, au lieu de m'énerver, ça me fait me sentir encore plus vide. J'ai juste envie de disparaître mais, manque de bol, ça n'arrivera pas aujourd'hui.

La porte s'entrebâille et une ombre s'étire sur la moquette.

– Tu me déprimes, petit.

Je lève les yeux de mon ordi pour découvrir le visage barbu de mon oncle Cliff.

– Ah ouais ? répliqué-je avec indifférence. Cool.

Il s'adosse au chambranle, l'air de vouloir faire la conversation. Ses yeux sont comme ceux de ma mère : ils s'étirent en pattes d'oie quand il sourit. En revanche, il a la peau plus tannée et des rides plus marquées. Pas qu'il soit vieux – trente ans, tout au plus –, mais distribuer le courrier dans Tremé, l'un des quartiers historiques de La Nouvelle-Orléans, il faut croire que ça use. 

Je me remets à faire défiler un site débile pour lui signifier qu'il peut repartir, mais il refuse de comprendre le message.

– Tu comptes rester cloîtré jusqu'à la rentrée ou quoi ? demande-t‑il, cynique.

– Yep.

– Bonne technique, les fenêtres fermées. Ça fait un bel aquarium pour ta weed.

– Je fume pas de weed.

– C'est ça, oui.

Je me contente de hausser les épaules.

– Il paraît que tu sortais tout le temps, quand t'étais à Houston.

– Il paraît.

Houston, c'est loin, maintenant.

Les Merrigold m'ont mis dehors il y a plus de deux mois, et je ne peux pas vraiment leur en vouloir. L'assistante sociale est venue me chercher pour me déposer ici comme un colis dont on est pressé de se débarrasser. Elle a fait un tour rapide de la baraque de mon oncle pour vérifier que tout était en règle, mais elle n'a relevé ni les taches de moisissure dans la salle de bains ni les prises à nu dans le salon. D'habitude ils sont chiants avec ça. Pourtant, d'un coup, ce n'était plus un problème. Ma mère leur a trouvé la solution parfaite pour qu'ils n'aient plus à s'occuper de moi, pourquoi s'inquiéteraient-ils encore ?

C'est comme ça que je me retrouve chez cet oncle que je n'ai croisé qu'une fois ou deux. J'ai l'impression d'avoir encore été balancé dans le foyer d'un inconnu. Un inconnu qui a transformé son garage en salle de répétition pour son groupe et chez qui le silence n'existe pas. C'est un enfer et, comme si ce n'était pas suffisant, je suis loin de ma mère. 

Pour mieux supporter ce trou à rats, je passe mon temps à me défoncer dans le noir, des boules Quies dans les oreilles. Mais même stone, son absence me bouffe. Désormais, je ne la verrai plus qu'une fois par mois au mieux, contre une fois par semaine quand j'habitais à Houston.

J'aurais pu m'habituer à tout, aux routes défoncées de La Nouvelle-Orléans et aux lézards qui se baladent dans la cuisine, mais pas à ça. Et encore moins à Cliff, qui me tape sur le système avec son style de hipster. Des fois, j'ai envie de lui rentrer dedans et de lui dire que ressembler à Jésus ne fait pas de lui quelqu'un de cool.

– T'as passé l'été ici et t'es à peine sorti, reprend-il comme une vieille rengaine, toujours appuyé contre l'encadrement de la porte. T'aurais pu explorer la ville. À ta place, je serais curieux.

Je ne le regarde pas, sans quoi je m'énerverais. Ça me démange de lui rappeler qu'il n'est ni mon père ni mon pote.

– Non mais c'est vrai, gamin ! La Nouvelle-Orléans est une ville géniale. On est en août, il y a de la musique partout, les gens ont la joie de vivre...

Comme je ne dis toujours rien, il ajoute :

– Et il y a toujours un truc intéressant à faire, ici. T'aurais pu proposer à tes amis de Houston de venir te rendre visite, mais au lieu de ça, tu préfères passer tes journées dans une chambre qui pue le renfermé.

Quand je lève de nouveau les yeux vers lui, je vois qu'il se sent dépassé. Il jauge les murs de la pièce, sans doute à la recherche d'un nouvel angle d'attaque pour continuer la conversation. Il ne baisse pas les bras facilement.

– On pourrait repeindre ta chambre, si ça te dit, propose-t‑il.a décorer à ton goût. T'en penses quoi ?

– Pourquoi pas, cédé-je uniquement pour qu'il me laisse tranquille.

Mes yeux repartent déjà en direction de mon ordinateur tout cabossé, mais il reprend :

– Tu sais, ta mère changeait la couleur de ses murs chaque année. Je suis sûr qu'on aurait trouvé une couche d'au moins dix centimètres si on avait pris le temps de gratter !

– Ah ouais ?

Cette fois, il a réussi à éveiller ma curiosité.

– Ouais ! Ta mère, c'était un spécimen, quand elle était jeune. Elle a beau avoir presque six ans de plus que moi, on était tout le temps fourrés ensemble. C'est elle qui m'a poussé à commencer la guitare, alors que nos parents n'étaient pas très chauds. Qu'est-ce qu'on a pu en faire, des conneries !

Il se frotte la barbe avec un petit rire. Je peux lire tous les souvenirs qu'il partage avec ma mère dans son regard.

Il comprend qu'il a trouvé une brèche dans laquelle se glisser, parce qu'il enchaîne un paquet d'anecdotes. Il me raconte toutes les fois où elle faisait le mur pour aller à des concerts, comment elle l'emmenait malgré leur différence d'âge, comment elle le faisait entrer en douce dans les bars. Elle connaissait les bonnes personnes et elle flirtait pas mal, apparemment. À ce moment-là, ils habitaient encore dans une petite ville du Texas. Les rumeurs allaient bon train, mais elle s'en fichait.

– Comme nos parents ne voulaient pas me payer une guitare, c'est elle qui s'en est chargée. J'ai jamais su comment elle avait pu me l'offrir, parce que c'était une Paul Reed Smith et que ça coûte une blinde. Elle est comme ça, très débrouillarde. C'était le cas à l'époque, et ça l'est encore maintenant.

Aucune drogue ne pourrait me faire davantage de bien. Penser à ma mère, c'est tout ce dont j'ai besoin. Pendant un moment, j'ai la sensation d'oublier où je suis et où elle est.

Puis, d'un coup, Cliff devient silencieux. Quand il vient s'installer à côté de moi, sur ce lit déjà trop petit, je me crispe. Qu'est-ce qu'il fout ?

– Ça va aller, Finn, dit-il. On est ensemble et, même si le reste de la famille n'a jamais été vraiment présent pour elle, encore plus après... après tout ce qui s'est passé, nous, on est soudés. OK ?

Je serre les dents, mais il continue :

– Ta mère va sortir de prison. Elle s'est toujours dépêtrée de toutes les galères, et celle-ci ne fera pas exception. En attendant, il faut pas que tu...

Non. Cette fois, c'est trop. Je l'interromps :

– Tu sais quoi ? T'avais raison. Tout compte fait, je vais y aller.

Je bondis de mon lit, chope mon portefeuille au passage et prends la porte sans demander mon reste. Mon oncle n'a pas le temps d'ajouter quoi que ce soit. Je sors et je dévale déjà l'escalier avant qu'il ait pu me retenir.

La nuit où les étoiles se sont éteintesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant