- Chapitre 10 -

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– 8 mois plus tôt –


Il n'est que quatre heures et demie du matin quand mon réveil sonne.

J'ai l'impression que je viens de fermer les yeux. Mon insomnie m'a maintenu éveillé tard. Sans mon joint du soir, impossible de m'endormir, mais j'ai préféré ne prendre aucun risque. J'avais peur d'être trop défoncé pour entendre mon alarme, ce qui m'aurait fait manquer la visite à ma mère. Depuis le début des cours, il y a un mois, je n'ai pas pu aller la voir.

Le corps ankylosé par le manque de sommeil, je m'extirpe du lit en grognant pour me traîner à la douche. En traversant le salon, j'aperçois mon oncle, qui vient sans doute de rentrer de son concert avec son guitariste, Rick. Ils profitent d'une dernière bière avant qu'il soit déjà temps de partir distribuer le courrier. Je les salue d'un signe de main sans m'arrêter, mais je peux capter leur conversation même  après avoir fermé la porte de la salle de bains. Ici, les murs sont fins comme du papier à cigarette : on entend tout en permanence.

Une fois sous la douche, je laisse l'eau me fouetter le visage, dans l'espoir que ça me réveillera. Je me savonne. Sous mes doigts s'étirent mes tatouages, ces marques noires qui ne s'effaceront jamais. C'est avec les combats que j'ai commencé. Ils ont été faits à la va-vite, par des amateurs, la plupart pour déconner. Parmi tous les motifs, on trouve surtout des lettrages et des symboles de gangsters à deux balles, notamment un beau « THUG » écrit à la naissance de mon aine.

Pourtant, même quand c'était pour relever un défi débile, j'ai toujours demandé qu'ils soient placés à des endroits que je pourrais cacher par la suite. Je n'ai rien sur les mains ou dans le cou. Je ne crois pas que ma mère serait contre l'idée mais, dans le doute, je préfère qu'elle ne soit pas au courant. J'ai trop peur qu'elle me dise qu'elle n'aime pas et que, comme un con, je regrette de m'être enlaidi.

À l'idée des quatorze heures de trajet qui m'attendent – sept heures aller, sept heures retour –, je me crispe. J'imagine déjà le brouhaha, la puanteur et la fournaise lorsqu'on traversera deux des États les plus chauds du pays. Même cette bonne douche ne parvient pas à me détendre, et avec le manque de sommeil...

Je continue de me laver et, passant ma main sur mon sexe, je le saisis dans le creux de ma paume. Tandis que l'eau emporte le savon, j'entreprends de lents va-et-vient. La tête appuyée contre la fraîcheur du carrelage, je pense à Hailey, une meuf de ma classe de première avec qui je suis resté presque un mois. J'accélère mes mouvements. Puis je pense à Neela, la fille que je voyais de temps en temps avant de quitter Houston. J'accélère un peu plus. Je pense à Kenna...

Putain, mais pourquoi je pense à elle ?

Je ne débande pas pour autant. En me remémorant la nuit qu'on a passée ensemble, je suis même encore plus dur. C'est avec un sentiment enivrant que je garde cette image de Kenna en tête : son corps délié cambré sur moi, sa peau satinée sous mes doigts, les muscles ondulants de ses cuisses, de ses fesses, de ses hanches. Je me remémore le contact chaud de son ventre contre mes lèvres, et puis la sensation de son piercing au nombril.

Je me mords la lèvre pour contenir mes soupirs. Dans mes fantasmes, Kenna ne réprime pas ses gémissements. Je me rappelle avoir plaqué une main sur sa bouche pour la faire taire, en vain. Mais cette fois, ses cris de jouissance à peine contenus se superposent avec une voix différente. Une voix masculine.

– Ça te plaît, hein ! s'esclaffe Cliff dans le salon.

Ils éclatent de rire, Rick et lui.

Moi, ces mots me glacent.

Les va-et-vient de ma main ralentissent.

– Tu te fous de ma gueule, répond Rick, toujours hilare.

Je ferme les yeux, fronce les sourcils et tente de chasser l'image qui cherche à ressurgir. J'essaie d'accélérer à nouveau, plus vite, plus fort, obligeant mon esprit à en revenir au corps de Kenna. Malgré mes efforts, mes oreilles se mettent à bourdonner et je me sens nauséeux. De dépit, je lâche mon sexe. 

Je serre les dents et me retiens d'éclater mon poing contre le carrelage. Je n'attends pas d'être calmé et je sors de la douche. De retour dans ma chambre, j'enfile ce qui me passe sous la main sans même avoir pris la peine de me sécher correctement. La conversation de Cliff et Rick continue de me parvenir à travers la cloison.

– Eh bah, il est déter, ton neveu, commente Rick. Moi, je croyais qu'il se levait pour aller pisser. Il se prépare pour quoi, à cette heure-là, un samedi ?

– Il va voir sa mère à Houston, répond Cliff.

Ils poursuivent leur discussion pendant que je finis de rassembler mes affaires, mais soudain je ne les entends plus Je visse ma casquette noire sur ma tête et j'attrape mon sac, avant d'ouvrir la porte de ma chambre.

– J'ai pas eu les couilles de lui en parler... Je me dis que ça passera mieux de la bouche de sa mère.

Je m'arrête. Ils sont en train de chuchoter par-dessus la table en Formica de la cuisine.

– Tu fais ce que tu peux, Cliff, le rassure Rick. T'as pas à te sentir coupable.

– Ouais, mais il a déjà tellement de mal à sortir la tête de l'eau. C'est un bon gars, tu sais. J'aimerais pouvoir faire plus, mais je vois bien que rien que l'idée d'être ici avec moi est un cauchemar. Et maintenant ça...

– Même si la légitime défense n'a pas été retenue, ça veut pas dire que tout est perdu.

L'information ne fait qu'un tour dans ma tête. Une sensation de vertige s'empare de moi, comme si le sol s'ouvrait sous mes pieds. Pris d'une envie de dégueuler, je traverse la cuisine en tentant de faire bonne figure. D'un petit salut du menton, je dis au revoir à mon oncle et à son pote, puis je prends la porte. Je sors de cet enfer et j'enfourche mon vélo, direction la gare routière.

La légitime défense n'a pas été retenue.

Ça veut dire que ma mère va rester en prison pour le restant de ses jours.

La nuit où les étoiles se sont éteintesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant