- Chapitre 13 -

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– 8 mois plus tôt –


La salle grouille déjà de monde lorsque je sors de l'arrière-boutique du Tremé Coffee House avec mon tablier. Le dernier cours de la journée s'est terminé plus tard que prévu, j'ai dû pédaler comme un forcené pour arriver à l'heure, et c'est encore essoufflé que je m'installe derrière la caisse pour servir mes premiers clients.

Le café n'est pas très grand, il n'y a qu'une pièce aux couleurs bariolées et aux meubles dépareillés mais confortables. Puisque c'est à deux pas de chez mon oncle, la plupart des habitués me connaissent et nos échanges sont invariablement ponctués de « Comment va Cliff ? » ou de « Ça se passe bien, le lycée ? ».

– Bonjour, Finn ! s'écrie une dame aux cheveux blancs lorsqu'elle m'aperçoit derrière le comptoir. Comme ça me fait plaisir de te voir ! Ça se passe bien, le lycée ?

Qu'est-ce que je disais.

Elle penche sa petite tête de pruneau desséché par-dessus ma caisse, et j'ai soudain peur qu'elle m'attrape les joues comme celles d'un bébé.

– Bonjour, madame Jackson, dis-je en m'efforçant de dissimuler ma crispation. Euh, ça va.

La mamie doit comprendre que j'ai répondu ça par politesse, parce qu'elle m'adresse un regard contrit. Parfois, je me demande si mon oncle leur a dit pour ma mère, comme il l'a confié à Rick.

– Qu'est-ce que je vous sers ? demandé-je en essayant de rendre mon ton plus sympathique. La même chose que d'habitude ?

La vieille dame acquiesce avant de déposer l'argent sur le comptoir. Quand je me retourne pour lancer la machine à café, ma collègue Lakia me tapote l'épaule d'un geste compatissant. Elle sait que, niveau amabilité, je suis au max. Je tends sa boisson à Mme Jackson en la remerciant, mon sourire de pantin accroché aux lèvres, avant de prendre la commande suivante.

Les clients défilent et finissent tous par quitter les lieux à un moment donné. Tous, sauf une petite fille noire de cinq ou six ans qui vient après l'école. Du lundi au vendredi, elle arrive à cinq heures tapantes et reste là jusqu'à la fermeture, quand ses parents viennent la chercher après le travail. Je n'ai jamais entendu le son de sa voix. Quand elle s'approche de la caisse avec ses pièces au creux de la main, elle se contente de pointer du doigt ce qu'elle veut et de déposer les sous sur le comptoir sans un mot. Je lui fais parfois cadeau d'un jus de fruit et c'est d'un sourire discret qu'elle me remercie. Elle n'est pas impolie – je le sais parce que je peux lire la timidité dans ses yeux sombres. Et je dois avouer que, au milieu du brouhaha perpétuel du café, son silence a quelque chose de réconfortant.

Tandis que j'abandonne mon poste pour aller nettoyer des tables, je ne peux pas m'empêcher de me demander comment une gamine si jeune peut avoir plus d'intelligence que la plupart des gens. Si seulement ils pouvaient s'autoriser quelques moments suspendus dans le temps, sans avoir besoin de toujours tout commenter... Si seulement ils pouvaient fermer leur gueule, parfois.

– Alooors ! s'écrie soudain une voix trop familière. Où est donc mon sexfriend ?

Oh, putain. Pas elle. Pas ici.

Je feins de ramasser les miettes d'une table en prenant bien soin de rester dos à la porte d'entrée. Si je fais profil bas, peut-être qu'elle ne remarquera pas ma présence. Je prie pour qu'il n'y ait plus aucune place disponible, mais malheureusement un groupe de touristes se lève du canapé qui fait l'angle. Kenna – car qui d'autre traverserait la moitié de la ville juste pour venir me casser les couilles – les presse de décamper avant de se laisser tomber sur les coussins, rapidement imitée par ses trois acolytes. Puis, d'un mouvement lascif, elle se penche par-dessus l'accoudoir et me fait les yeux doux.

– Pour moi, ce sera un caramel macchiato préparé avec amour et payé en nature.

Avec elle, c'est toujours pareil. La subir au lycée, c'est une chose, mais je ne crois pas que je pourrai supporter qu'elle vienne me harceler jusque sur mon lieu de travail. À bout de nerfs, conscient des regards amusés braqués sur nous, je lâche :

– Les commandes, c'est au comptoir.

Je fais volte-face sans attendre sa réaction. De l'autre côté de la caisse, Lakia m'accueille avec un coup d'oeil intrigué. J'espérais qu'elle ne remarquerait pas le manège, mais les lieux sont configurés de manière à ce qu'on voie tout d'ici. Je me contente d'un haussement d'épaules agacé et, quand je retrouve ma place derrière la vitrine pour prendre la commande suivante, je tombe sur des yeux bleus. 

Nathanaël Adams, la gueule d'ange qu'ils appellent tous Nate.

– Je te l'accorde, elle est particulièrement chiante.

– Chiante ? répété-je, incrédule. Désolé, mais c'est loin d'être suffisant pour la décrire.

Je jette un regard derrière lui, pour voir Kenna se blottir contre son meilleur pote, Kurt. Ils se sont emparés du jeu d'échecs décoratif et ont commencé une partie.

Avec un soupir agacé, je reviens à Nate. Il m'adresse un petit sourire énigmatique qui n'est pas pour me rassurer. Est-ce qu'il est amusé par ma réponse ou est-ce qu'il se réjouit déjà du sort que Kenna me réserve ? Impossible de le savoir. bDerrière ses boucles blondes, son piercing au nez et son vernis écaillé, je n'arrive pas à le cerner.

Il passe commande pour lui et ses potes, puis règle leurs boissons. Quand je lui rends la monnaie sur son billet de cinquante, il glisse l'argent dans le pot à pourboires et ajoute :

– Garde le reste, en dédommagement.

Je le dévisage, soudain préoccupé. Pourquoi ai-je l'impression qu'il s'agit d'un dédommagement pour ce qui est à venir, et non pour ce qui s'est déjà passé ?

Je lis un « désolé » sur ses lèvres quand il prend les tasses et s'éloigne.

La nuit où les étoiles se sont éteintesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant