Chapitre 6

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Edith aurait aimé voir un peu de moisissure sur l'un des murs. Dans un coin. Au plafond. Tout autour d'elle, partout, n'importe où, juste un peu ou plus, énormément, des océans – n'importe quoi. Elle n'avait pas d'affinité particulière avec la moisissure. Mais elle avait besoin d'une couleur, n'importe laquelle, autre que celles des vêtements. Quelque chose. Un peu de verdure. Une vie autre qu'humaine et arachnéenne. Quelque chose. Une tâche de moisissure, ce n'était pas exactement de la nature. Mais c'était mieux que la pierre nue.

La nuit de l'accident de vélo, les nuages passaient assez régulièrement devant la lune pour la rendre semblable à une chandelle vacillante. Le sol était relativement moelleux, les cailloux ou pignes de pins recouverts par les feuilles, la mousse... une vie silencieuse pulsait au fond des bois, dans la sève des arbres.

La nuit de l'accident de voiture, Edith avait remarqué des plantes en pot, qui se balançaient depuis les fenêtres d'une maison. Elles étaient mourantes. La jeune femme s'était demandée ce qui avait empêché leurs propriétaires de les arroser – avaient-ils oublié, ou était-ce un revers du destin ? avaient-ils dû quitter leur logis en toute urgence ? avaient-ils été assassinés par quelque cambrioleur, lors d'une journée qui avait commencé normalement ? Un million de théories avaient défilé dans son esprit en quelques secondes. Puis, ses pensées avaient été accaparées par tout autre chose. Les évasions de ces dernières l'avaient sauvée, durant cette période. La nuit de l'accident de voiture, c'était Mina qui conduisait. Edith n'avait pas son permis. Elle n'avait essayé de le passer qu'une fois de retour en France, deux ans après son départ pour le Québec. Il lui avait fallu deux tentatives avant de réussir ; elle était relativement fière du nombre. Elle s'était attendue à bien plus.

Elle était étendue sur une serviette. Le sable s'étalait tout autour d'elle ; elle entendait des cris excités, ils fusaient de tous côtés. Des appels d'adultes, des hurlements enfantins ; des conversations posées aux mots fondus les uns dans les autres, et des éclats de rires brusques, pics dans le pouls de la plage.

Mina et ses amis se trouvaient un peu plus loin, ils jouaient allègrement dans l'eau. Ils étaient d'humeur à patauger dans la mer ; ce n'était pas le cas d'Edith. Elle demeurait toute habillée. Sous ses lunettes de soleil, ses yeux étaient rougis. C'était leur état constant, ces derniers temps. Elle était alerte, et ses oreilles tendues s'efforçaient de bloquer le brouhaha vacancier. Ses doigts moites, refermés autour de son portable, guettaient la moindre vibration, tandis qu'Edith espérait, de toute son âme, que cette dernière ne vienne jamais. Lili l'avait persuadée de suivre Mina, promettant que rien ne changerait en quelques heures, qu'Edith avait absolument besoin de prendre l'air, de se détendre, de voir autre chose que des murs d'hôpital, elle avait besoin de sortir. De s'amuser à la plage comme n'importe quel quidam. La raison de son consentement lui échappait à présent. Chaque minute ici, allongée comme une algue échouée, était une minute de moins en compagnie de Lili. Tout pouvait changer en quelques heures, tout. En allant avec Mina, elle avait confié au hasard un fardeau bien trop grand, qui excédait de loin la confiance qu'elle avait en lui.

Son portable vibra. Son cœur s'affola. Fébrile, Edith eut du mal à décrocher, elle ne voyait pas sur quoi appuyaient ses doigts.

-Oui ? couina-t-elle.

Bien sur, lorsqu'elle atteint l'hôpital, luisante de sueur, paniquée, des traces de larmes sur ses joues, et tout air sorti de ses poumons, il était trop tard.

Edith arrivait souvent trop tard. Née trop tard pour rencontrer son père, arrivée trop tard pour dire au revoir à Lili, trop tard, toujours. S'il y avait un regret qui l'aiguillonnait, c'était celui-là.

Edith était retournée dans la maison qui l'avait vue grandir. Des années s'étaient écoulées depuis son départ, pendant lesquelles la jeune femme n'avait pas jugé utile de donner des nouvelles à l'habitante de la vieille bâtisse. Mais l'horloge tournait, elle avait dit au revoir à Marc et retrouvé la France – et un jour, sans avertissement, elle était montée dans un train de plus, et fini le trajet à pied, trainant sa petite valise à roulettes derrière elle, pour arriver devant l'endroit qui avait longtemps été « chez elle ». Elle le reconnut à peine, c'était comme un mirage extrait d'un rêve ancestral.

Aucune raison de s'inquiéterWhere stories live. Discover now