Chapitre 15

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Un cri de douleur, une bataille pour l'arme, une troisième détonation. L'homme en noir s'immobilisa.

Edith ressentait une grande difficulté à se concentrer. Elle avait envie de fermer les yeux. Elle battait des cils, en sentant que si le petit mouvement se prolongeait trop, ce ne serait pas bon.

L'Autre fouilla frénétiquement les poches du pantalon de l'homme en noir. Il y trouva un trousseau de clés. Victorieux, il se pressa aux côtés d'Edith, et la libéra des menottes. Elle remarqua qu'il avait oublié d'ôter le ruban adhésif qui barrait son visage. Puis, elle tomba. Il avait prévu sa chute, et la reçut dans ses bras. Il l'abaissa doucement jusqu'au sol. Sa main effleura la joue de la jeune femme.

Un tonnerre de pas de course retentit dehors, les deux mercenaires firent irruption dans la pièce. Ils n'eurent le temps de rien faire. L'Autre les abattit tous deux, il avait gardé le revolver. Si la première mort avait été accidentelle, il n'en était rien de celles-ci, mais l'adrénaline pulsait toujours dans ses veines, un terrible instinct de survie et de protection.

Il ôta les deux morceaux de ruban, et ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose. Il avait de belles lèvres. Ses yeux, autour desquels commençaient à bourgeonner des bleus, étaient humides. Edith suivit son regard. Il appuyait sur son ventre, et elle avait mal, tellement mal, elle faillit lui demander d'arrêter, mais elle comprit qu'il cherchait à arrêter le sang. Le sang – il y en avait tellement, elle n'en avait jamais autant vu. Son pull sombre s'en imbibait, il se glissait de tous côtés.

L'Autre ne parut pas trouver quoi dire. Il essaya à nouveau, mais Edith, devant pour cela fournir un effort qui ne la rassura pas, leva un doigt, chut. Elle allait partir. Et tout ce temps sans connaître cette voix, cette voix, elle ne voulait pas la connaître maintenant. Leur lien était trop beau, trop vibrant au milieu de la détresse. L'Autre comprit, hocha la tête ; ils ne devaient rien changer, pas tout de suite. Edith aurait pu demander son nom, lui offrir le sien comme un étrange présent. Mais il était l'Autre. Un nom le rendrait trop réel, et en même temps, moins.

Il saignait, lui aussi, remarqua-t-elle soudain. Elle eut peur. Il le cachait maladroitement, plaçant un bras devant, mais il était blessé. Au ventre, lui aussi ? Plus haut qu'elle, mais aussi plus sur le côté, crut-elle voir. Il se tenait toujours droit, bien qu'à genoux ; il devait être moins mal en point qu'elle. Elle l'espéra. Pourtant, le rouge se propageait sur ses vêtements, à lui aussi.

Edith bougea un bras, pour désigner l'homme en noir. Elle supplia l'Autre du regard. Il comprit, une fois de plus, et, bougeant péniblement, grimaçant en portant une main à sa blessure, il ôta sans délicatesse la cagoule du visage de leur agresseur.

Il avait les yeux ouverts. Edith regarda droit dans les deux globes morts. Ils étaient vides, creux.

Une touffe de cheveux blonds et courts s'hérissait au-dessus d'une peau pâle.

Il était banal. Edith ne l'aurait jamais remarqué, en le croisant dans la rue. Peut-être l'avait-elle déjà croisé, d'ailleurs. Il aurait facilement pu la suivre, observer ses allées et venues, et elle ne l'aurait jamais démasqué.

L'Autre était revenu vers elle. Il lui tenait la main. Il semblait las, lui aussi.

Elle ferma les yeux, un petit moment, c'était si tentant. Mais le moment dut durer plus longtemps qu'elle ne l'avait prévu, car elle revint à elle alors qu'il la secouait, l'air effrayé. La voyant glisser peu à peu hors de sa portée, l'Autre serra la mâchoire, et se leva. Il l'aida, la força presque, à faire de même. Il tenta de la porter, mais faillit s'effondrer, replié sur sa blessure – non, il n'en avait pas la force.

Ils durent marcher au-dessus des deux cadavres. Ils avaient laissé la porte ouverte. Appuyés l'un contre l'autre, bras-dessus, bras-dessous, Edith et l'Autre la franchirent enfin. Un couloir gris les attendait, sans fenêtres, et une ouverture vers d'autres salles tout aussi tristes. Mais il ne fallut pas longtemps avant de repérer un panneau leur indiquant la sortie. Ils le suivirent. L'Autre fournissait le plus gros des efforts, elle le savait. Tête appuyée contre son épaule, haute, elle se laissait aller. Il la trainait presque, par moments. Elle n'avait jamais eu si mal au ventre. Elle n'avait jamais été si fatiguée. Elle trébuchait sans cesse. Ses talons la faisaient souffrir. Cela ne lui était jamais arrivé, elle avait toujours été confortable en talons – mais beaucoup de choses avaient changé. Elle était si fatiguée...

Là, devant, juste devant elle, tout près – une porte battante, opaque, de celles qu'on voyait souvent dans les hôpitaux, les lycées... le dernier signe la surmonté. Habité d'une douce lumière verte, il annonçait avec ses grosses lettres blanches, sa flèche clémente, SORTIE.

L'Autre poussa la porte. Brutalement éblouis par une vive lumière, ils quittèrent finalement les ténèbres.

Le soleil avait la mélancolie de l'hiver, mais il se réverbérait contre un fin manteau de neige, projetant un blanc éclatant dans tous les sens. Il leur fallut du temps pour habituer leurs yeux fatigués à la soudaine clarté ; cela fait, elle devint pour Edith la plus belle chose du monde. Elle regarda l'Autre. Lui aussi était ému jusqu'aux larmes. Ils se sourirent.

Se soutenant toujours, ils avancèrent. Une volée de marches donnait sur une grande cour, vide à l'exception d'une voiture aux vitres teintées, et délimitée, dans sa lointaine extrémité, par un haut grillage. Au-delà de ce dernier, Edith reconnut la zone industrielle qui s'étalait en périphérie de la ville.

Ils allèrent jusqu'aux marches, en descendirent quelques-unes, et lorsque la femme glissa, tout juste rattrapée par le bras de l'Autre, elle comprit qu'ils n'iraient plus très loin. Elle adressa une demande muette à son compagnon, et fut triste de lire sur ses traits encore jeunes une fatigue décuplée depuis leur départ de la pièce.

Tendrement, il l'aida à s'allonger sur les marches. Adoptant la même position, il lui prit la main à nouveau. Il faisait très froid, Edith frissonna une fois de plus. Elle se rendit compte que les nuages saupoudraient toujours un fin duvet sur la cour ; la neige n'avait pas encore cessé de tomber. Elle vit bien que le sang qui s'enfuyait de leurs deux corps tâchait la neige autour d'eux. Un trou, une impureté dans tant de beauté. Mais elle se sentit vite rejoindre cette beauté. Ils en faisaient partie. Une nuance au milieu du blanc, un tremblement heureux. Elle sentit la caresse des flocons sur sa peau, chacun pareil au plus subtil des baisers. Elle rencontra le regard de l'Autre, et mille choses traversèrent le petit espace entre eux. Il fixa ses lèvres, quelques secondes, et Edith hésita également.

Ils raffermirent l'étreinte de leurs mains, et se sourirent. L'Autre ferma les yeux le premier. Edith l'imita. La douleur s'effaça quelque peu, alors que s'insinuait le froid. Elle était paisible. Heureuse. Emportant milles sourires, couronnés par celui d'un étranger familier, elle ne se sentit qu'à peine glisser dans un nouvel inconnu.

Aucune raison de s'inquiéterWhere stories live. Discover now