Chapitre 10

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L'attente, de pire en pire, s'étalant comme une flaque visqueuse et toxique, gobait le temps à grandes goulées cruelles. L'éternité aurait pu être brève, mais Edith comprit que laps de temps relativement long s'était écoulé depuis son terrifiant réveil, d'après deux éléments : les grondements de son ventre, et l'embuscade soudaine que lui tendit le sommeil.

Lorsque ce dernier la vainquit, elle se livrait à un jeu. L'équilibre entre l'ennui et la peur le lui permettait.

Elle regardait l'Autre, et lui imaginait une identité. Détective incompétente, l'entreprise l'amusait autant que possible dans le contexte. Lili inventait sans cesse des histoires ; elle avait raconté à son amie que lorsque celles-ci prenaient forme, c'était sous l'aspect d'une succession infinie de questions, dont les réponses amenaient de nouvelles questions, un cercle infini qui empêchait le plaisir de l'activité d'un jour s'en aller.

Il pouvait porter n'importe quel nom. Il pouvait être un Pierre, Edouard, Paul, Jacques, il pouvait être un Tim, Robert, Malcolm, Jean, Kevin, Thomas... Il pouvait avoir une vie parfaitement structurée ou complètement éclatée. Soit il avait déjà compris la raison de leur présence (auquel cas, soit son intellect était nettement supérieur à celui d'Edith, soit il était plus directement impliqué), soit, ce que ses yeux poussaient Edith à croire, il était tout aussi confus qu'elle. C'était le plus intéressant : un quotidien d'allure normale, ordonnée, qui recelait quelque part en son sein un secret destructeur. Il était bien habillé. La femme avait noté la marque de son pull ; pour se le procurer, l'Autre ne pouvait se trouver en cruel manque d'argent.

Il pouvait être un banquier, mêlé sans le savoir à une histoire de fraude. Ou, il le savait tout à fait. Il était simple de l'imaginer innocent, alors que, comme elle, il était en position de victime. Mais les pires crapules avaient été victimes, une fois au moins... Edith préférait pourtant lui donner le beau rôle. Il était sa seule bouée de sauvetage, hormis les souvenirs heureux. Imaginer sa bouée percée de vers et pourrie de l'intérieur n'était d'aucune aide. Non, il fallait la visualiser robuste, digne de confiance, être persuadé au plus profond de soi qu'elle était une alliée.

Il pouvait, c'était même probable, être lié au métier d'Edith. Ils ne s'étaient jamais rencontrés directement, mais peut-être était-il employé par l'une des firmes pour lesquelles elle avait traduit des papiers officiels, ou servi de pigeon voyageur dans le contexte d'une réunion avec des collègues étrangers ; cela élargissait d'autant plus les horizons d'attente de la femme, dont l'entreprise avait travaillé dans des secteurs des plus variés. Les langues étaient partout, et la diversité sauvait. Elle avait une petite vingtaine d'employés à rémunérer, depuis que sa tante lui avait passé les rênes.

Elle avait travaillé pour des industriels, des observateurs d'oiseaux, des musiciens, elle avait négocié et discuté, débattu et concédé au nom de quasi-inconnus. Elle avait toujours été compétente dans le métier, et n'offensait personne. Sa mère lui avait appris une chose au moins : demeurer invisible lorsque le besoin s'en faisait sentir, ne pas irriter les mauvaises personnes au mauvais moment. Edith s'était toujours crue assez talentueuse à cet art.

Mais le lien venait certainement de là. D'où, sinon ?

Peut-être était-il membre de la société d'observation d'oiseaux. Peut-être avait-il découvert un spécimen rare, et qu'un rival voulait lui voler sa réussite.

L'idée la fit pouffer.

Le son était si soudain, si déplacé, que la surprise la figea. L'Autre cligna des yeux, la regardant, inquisiteur.

Peut-être, songea-t-elle en tentant de reprendre le cours de ses pensées, travaillait-il dans la société de construction de moteurs d'avion, pour laquelle elle avait œuvré quelques mois plus tôt. Peut-être avait-il découvert une arnaque des ses partenaires américains, et ces derniers avaient-il décidé de se débarrasser de lui. Et elle, au passage, qui aurait pu glaner au fil de son œuvre d'interprétariat des indices compromettants.

Cela n'avait aucun sens. Ils avaient été une dizaine à cette réunion. Et quand bien même cela n'aurait pas été le cas, l'histoire ne tenait pas debout. Elle était abominablement mauvaise aux jeux de théories. Trop peu d'imagination. L'exercice était fatiguant. Passionnant, certes, bien qu'angoissant quand il se rapportait à un tel contexte... Mais Edith manquait d'imagination. Philip, dont l'esprit en foisonnait, s'était gentiment moqué d'elle à ce sujet, à plus d'une reprise, d'ailleurs. Il lisait, entre deux essais philosophiques, beaucoup de romans policiers. Il lui avait raconté son enfance bercée d'Agatha Christie. Il aimait les lui placer dans les mains, ces livres, en la défiant de deviner, plus tôt que le brillant détective, l'identité du coupable. Lui-même y parvenait dès les premiers chapitres. Edith s'en était toujours montrée incapable. Ses suppositions s'avéraient erronées, et Philip, mi-désespéré, mi-hilare, s'écriait, « mais c'est évident, pourtant ! ».

Malgré son manque d'imagination, des millions de théories plus ou moins développées naquirent dans son esprit, des idées, images volatiles, ou scénarios détaillés, une myriade de petites choses alors que le temps passait discrètement dans le fond.

Ce qu'elle redoutait le plus, c'était inventer une famille à l'Autre. Il semblait avoir le même âge qu'elle, il était donc possible qu'il en ait déjà fondé une. Ses parents n'étaient probablement pas assez âgés pour avoir quitté ce monde, à moins d'un tour cruel du destin. Cela faisait potentiellement beaucoup de personnes susceptibles d'avoir peur pour lui, personnes à qui il manquerait s'il ne revenait pas. Si Philip n'alertait pas la police, peut-être les relations de cet homme le feraient-elles... ou alors, l'enlèvement avait été calculé précisément, de manière à survenir à un moment où les disparitions des deux victimes passeraient inaperçues.

Edith ne sentit jamais arriver le sommeil. Dans une position si inconfortable, et dans de telles conditions anxiogènes, elle n'aurait jamais pu suspecter sa présence, arpentant tel un guépard à l'orée de sa conscience, attendant la plus petite ouverture pour bondir et enserrer sa proie de ses griffes étincelantes de danger.

Elle s'endormit.

Au visage de l'Autre se substitua celui de Philip. Edith n'en fut pas particulièrement étonnée – c'était probablement là le plus net indice de la brume onirique dans laquelle elle s'était enfoncée.

Son mari lui sourit, l'air parfaitement détendu, comme si les menottes n'existaient pas.

-Tu t'es mise dans un sacré pétrin, s'amusa-t-il.

Elle hocha la tête, il soupira – et baissa les bras. Ses bracelets de fer s'étaient ouverts. Edith l'imita, et ses liens lui cédèrent sans la moindre résistance. Ravie, elle emboita le pas à Philip, qui poussa tranquillement la porte de la cellule. De l'autre côté s'étalait le chemin boisé le long du St Laurent, celui qu'une jeune femme à la dérive avait arpenté encore et encore. Un accordéoniste jouait non loin de là ; voulant le montrer à Philip, elle constata que ce dernier avait disparu. Le musicien aussi. Tout était désert. Le soleil se couchait, et il n'y avait de lumière à aucune fenêtre. Un vol de grues passa au-dessus de la tête d'Edith, un V rouge vif qui tailladait les nuages. Rouge ? La femme fronça les sourcils. Une goutte de sang lui tomba sur le front. Elle la toucha du bout du doigt, curieuse. Une seconde entra en contact avec sa main. Les cris des oiseaux ressemblaient à des rires. Les bêtes teintaient le ciel dans leur sillage. Une averse de sang se déclara, froid comme la pluie hivernale sur la maison aux barrières ridicules. Les nuages étaient devenus ocres, leurs bords maronatres. Rapidement, Edith dégoulina du liquide pourpre. Elle était pieds nus, réalisa-t-elle.

Soudain, elle ne sentit plus le choc des gouttes. Le clapotis l'entourait encore, mais ne la touchait pas. On avait placé un parapluie au-dessus de sa tête. Edith se retourna : c'était l'Autre qui le tenait. Il était plus beau, sans le ruban adhésif. Le coin de sa bouche se redressa, puis il inspira, s'apprêtait à parler...

La porte s'ouvrait. Ses quelques instants de sommeil avaient pour conséquence une douleur renouvelée dans son cou et ses bras. Le regard paniqué de l'Autre allait et venait entre elle et les deux hommes en noir, dont le retour n'augurait rien de bon. Ils avaient chacun une seringue dans la main. L'un deux, occupant vite tout le champ visuel d'Edith, se dirigea vers elle, pour la planter dans son cou et lui injecter son contenu. C'était fait sans tendresse, mais passé son petit cri plaintif, la femme perdit vite toute sensation. Tout devenait noir et s'effaçait dans le vide.

Ca y est. Ils vont me tuer.

Aucune raison de s'inquiéterOù les histoires vivent. Découvrez maintenant