Capitulum Quadragesimum Septimum

37 7 10
                                    

1657

Dans la plus grande des salles d'audience du Tribunal Royal de Versailles, une étrange scène se déroulait. Trois magistrats, tous de noir vêtus, siégeaient sur une estrade avec la lourde tâche de trancher la question de la validité du témoignage d'un sourd-muet devant une cour de justice. De part et d'autre, deux hommes s'affrontaient lors d'une joute verbale qui, de toute évidence, se révélait des plus animées. Des rangées de bancs accueillaient les partisans des deux camps, venus en nombre pour soutenir leur favori. D'autres dans le fond, curieux, voulaient simplement assister au débat qui, selon les oreilles les mieux informées de la cour, s'annonçait aussi houleux que captivant.

La scène était éclairée par les grandes et hautes fenêtres placées derrière, qui laissaient l'allée centrale dans l'ombre, comme une séparation symbolique entre les deux factions. Un sablier, posé sur le bureau, décomptait le temps imparti à chaque participant pour exposer ses idées. Des greffiers, placés en retrait, couchaient dans de lourds registres la teneur des échanges, et le grattement des plumes sur le papier formait comme un bourdonnement continu dans la salle d'audience.

Placé à gauche, Friedrich faisait face au Comte d'Amerval, ancien ami de son père de plus de deux fois son aîné. Celui-ci, coiffé d'une perruque qui avait dû être blanche dans une autre vie, s'avança d'un pas avant d'asséner : « Mais enfin, vous n'y pensez pas. Vous savez que le grand Platon mit en évidence le concept de logos chez l'homme, qui signifie à la fois parole et raison. Selon ce principe, quelqu'un qui ne parle pas ne peut pas raisonner. Et son disciple Aristote lui-même affirma que la meilleure des facultés était l'ouïe, car elle contribue pour la très grande part à la pensée, le langage étant la cause de l'instruction. Ces sourds-muets, aussi loin de l'usage de la parole que le sont le jour et la nuit, ne peuvent accéder correctement à la raison ou à la foi.

— Je suis peiné de vous l'entendre dire, croyez-le bien, tenta-t-il dans un effort de conciliation.

— Pas plus que je ne le suis de vous voir défendre ces... sourds-muets, reprit le Comte sur un ton agacé. Ainsi que l'écrivit René Descartes, ce sont des animaux. Vous le pouvez constater, avez-vous jamais vu l'un d'eux occuper un métier à responsabilités ? Ils ne sont, tout au mieux, bons qu'au travail de la terre. Leurs gesticulations grotesques ne peuvent que représenter les aspects concrets de notre monde. Comment pourraient-ils jamais avoir accès aux idées, à l'abstrait, à la philosophie, à la morale ?

— Monsieur le Comte, si je puis me permettre, et je me permets, que vous ne compreniez pas leur langage, maugré que vous en ayez, ne signifie nullement qu'ils sont incapables de s'exprimer sur des sujets aussi complexes que ceux que vous évoquez.

— Foutaises, il n'y a rien à comprendre. Et qu'en savez-vous, Monsieur d'Ansèle, puisque vous prétendez qu'ils le peuvent ? renchérit le vieillard avec toute la véhémence dont il était capable.

— Figurez-vous, reprit le jeune homme avec flegme, qu'au cours de mon enfance, j'eus pour camarade de jeux une jeune fille muette que rien, si ce n'était l'absence d'audition, ne distinguait des autres enfants. Cependant, si de plus grands penseurs que moi vous peuvent mieux convaincre, Saint-Jérôme constata que les sourds pouvaient apprendre l'Évangile par les signes, et Saint-Augustin, en observant une famille très respectée de la bourgeoisie milanaise, conclut que leurs gestes formaient les mots d'une langue. Quoique sept années seulement séparent cet instant de notre dernière entrevue, et avec tout le respect que je vous dois, je ne suis plus le jeune homme naïf et influençable que vous connûtes, à qui vous pouviez, sans coup férir, faire accroire tout ce que vous vouliez. Vous ne pouvez ignorer que les sourds manquent d'instruction parce que personne ne prend réellement la peine de la leur donner. Et je répondrai en citant Michel de Montaigne qui écrivit dans ses Essais : « Nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes. J'en ai vu de si souples et formés à cela qu'à la vérité, il ne leur manque rien à la perfection de se savoir faire entendre ».

— Nous y voilà, vous soulevez un point fondamental et pointez vous-même une faille dans votre beau raisonnement : nous ne pouvons les entendre. Vous n'avez tout de même pas l'intention de demander à tout le Royaume de France d'apprendre leur... langage ? ». Il avait prononcé le dernier mot avec un dégoût non dissimulé.

Le jeune homme, sans relever, répondit d'une voix calme : « Si ce n'est que cela qui vous inquiète, rassurez-vous. Même si, à mon sens, il serait plus aisé pour chaque personne de pratiquer sa propre langue, les travaux de Pedro Ponce de Léon et de Bonet en Espagne semblent encourageants quant à l'apprentissage des sons parlés. De surcroît, sur la rive opposée de la Mer Britannique, Monsieur Wallis publia cette année un traité d'instruction des sourds dans lequel il préconisait d'utiliser leurs gestes naturels pour leur enseigner notre langage. Si je puis tenter de soulager votre souci, je pus également voir à l'œuvre, au cours de mes voyages, le travail admirable de proches, d'amis, de voisins, capables de traduire les propos de ces sourds-muets, et ainsi de permettre des échanges, certes plus lents, mais qui même devant les plus grands rhéteurs d'Athènes, n'auraient pas à rougir. Je ne conçois pas, Votre Grandeur, ce qui empêcherait ainsi quelque sourd-muet que ce soit de témoigner devant une cour de justice. Si vous le permettez, j'aimerais vous présenter l'homme qui m'accompagne. Il est sourd-muet lui-même, et est accompagné de son frère, qui fait office d'interprète... »

Au geste de l'Ambassadeur, les deux gens se levèrent, et vinrent se placer devant l'estrade. Quelques rires résonnèrent dans la salle. À la stupeur générale, force fut de constater que le sourd répondait parfaitement à toutes les questions qui lui étaient posées, et que son frère lui traduisait à l'aide de mouvements des mains, des bras, et de mimiques faciales. Le comte lui-même, les sourcils froncés et les lèvres pincées, concéda par un muet aveu la victoire à son adversaire. 

MascaradeWhere stories live. Discover now