Capitulum Duodevicesimum

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Sous un soleil radieux réchauffant l'air frais de ce matin de novembre, Friedrich et Elster chevauchaient à la même hauteur sur la piste de terre qui serpentait entre les arbres, dont l'habit d'émeraude, d'or, et de sang était depuis bien longtemps tombé. Celui-ci prenait plaisir à observer son impétueuse compagne, belle entre toutes, sa longue crinière auburn volant dans le souffle léger de la brise. Il lui était difficile d'imaginer en la voyant chevaucher à ses côtés, un sourire radieux sur son doux visage, qu'il pût en être autrement.

Pourtant, quelques heures auparavant, au moment de lui faire ses adieux, celle-ci avait essuyé d'un geste rageur les quelques larmes qui perlaient au coin de ses yeux, puis fidèle à elle-même et sans se démonter, lui avait intimé l'ordre de ne pas bouger et de l'attendre, avant de disparaître dans la chambre. Avec le vacarme qui s'était échappé de derrière la porte, il n'avait pu qu'imaginer la chambre mise sens dessus dessous par la jeune femme. À peine quelques instants plus tard, elle était reparue dans l'embrasure, un sac sur l'épaule, arborant un sourire et un regard dans lequel le jeune homme avait pu lire une détermination sans faille. Comme pour s'assurer que son dessein serait compris et pour faire taire toute protestation, elle avait ajouté : « Si tu crois que je vais te laisser partir seul, tu te trompes. Je viens avec toi ». Et c'est ainsi que les deux compagnons, après avoir jeté un dernier regard à la petite cabane, dont l'indéniable aménité leur manquait déjà, avaient repris leur route en direction du Saint Empire.

Comme hésitant à parler pour ne pas briser la beauté de l'instant, il s'enquit timidement : « Elster ? Pardonne cette question indiscrète, mais accepterais-tu de me parler un peu plus de ton enfance, et des personnes qui t'ont vue grandir ? Le Père Maxence, par exemple ? ». La jeune femme, surprise par la question, marqua une hésitation et posa ses orbes couleur d'ambre sur le jeune ambassadeur, qui pour l'encourager, lui souriait avec bienveillance. Elle devinait que derrière sa timide demande se cachait une dévorante curiosité. Alors, après avoir jeté un œil à la route, elle reporta son attention sur son compagnon, et, avec un sourire, commença son récit : « Comme tu le sais, j'ai grandi à Abbeville, au cœur du Comté du Ponthieu, entre l'Artois et la Normandie. Même si, ayant vécu dans un environnement aisé, je peux difficilement me plaindre, mon enfance fut bercée, si je puis dire, par un contexte de guerre avec l'Espagne et l'Empire, et les épidémies de peste successives achevèrent de dépeupler la ville, emportant avec elles plusieurs milliers de ses habitants. Ma sœur aînée, Eleonor, fut foudroyée par le fléau l'année de mes cinq ans ».

À ce moment, sa voix se brisa. Elle marqua une pause, le regard perdu dans le vague, avant de se reprendre. À mesure qu'elle déroulait le fil de son récit et replongeait dans ses anciennes remembrances, la jeune femme entendait sa voix de plus en plus lointaine, comme si elle appartenait à une autre personne. Elle se revoyait alors, haute comme trois pommes, et tout lui revint en bloc. Dans une pièce aux murs couverts de riches tapisseries, la jeune fille, vêtue d'une robe longue d'un délicat bleu pastel, était recroquevillée sur son lit défait, les bras autour de ses genoux, pleurant à chaudes larmes. Des cohortes de serviteurs s'étaient succédé pour tenter de la réconforter, mais rien n'y faisait. La petite Elster, apathique, refusait d'avaler quoi que ce fût de solide, et se murait dans le silence.

Lorsqu'elle vit la porte de sa chambre s'ouvrir pour une énième fois, celle-ci s'apprêta à accueillir l'inconnu ainsi qu'elle l'avait fait avec tous les autres. La silhouette qui se dessina dans l'encadrement était celle d'un homme grand et maigre, vêtu d'une soutane et d'un chapeau à larges bords. Celui-ci prit le soin de refermer la porte derrière lui, puis s'approchant à pas lents, il esquissa un sourire et lui tendit un animal en peluche qu'elle identifia comme un chaton. Avec méfiance, elle riva son regard sur le visage de l'inconnu, puis sur la peluche, avant de s'en saisir avec circonspection : celle-ci était de très belle facture et son poil lisse et doux était parsemé de quelques taches noires. L'enfant la serra contre elle, en la berçant avec douceur, avant de déposer un baiser sur le haut de sa tête. L'homme était resté silencieux afin de ne pas troubler cette première rencontre. Après un temps qui parut interminable, les yeux qu'elle posa sur lui en relevant le chef étaient teintés de quelque chose de nouveau. Les murailles de la forteresse qu'elle avait construite autour de son cœur commençaient à vaciller.

Il tira une chaise, s'assit en face d'elle, avant de lui adresser la parole : « Bonjour, Elster, je suis le Père Maxence, tu veux bien que je reste un peu avec toi ? ». Le ton de sa voix était d'une telle douceur, et il avait prononcé son prénom sans une pointe d'accent : derrière le regard qu'elle lui adressa dans lequel se mêlaient crainte et curiosité, il crut apercevoir l'ombre d'un sourire se dessiner sur ses traits creusés.

Les premières fois, elle en venait assez vite à écourter leur échange, et le vieil homme s'en allait toujours sans protester lorsqu'elle le congédiait. Il revenait chaque fois, accueillant ses émotions avec la même douceur et la même bienveillance, dans un respect scrupuleux de ses limites. Petit à petit, elle commença à s'ouvrir à lui, et une relation de confiance s'installa entre le prêtre et la jeune fille qui passèrent de plus en plus de temps ensemble. C'est donc tout naturellement qu'une fois l'âge des apprentissages arrivé, il devint son principal précepteur. Il venait tous les jours lui faire la leçon, et loin des méthodes austères des autres professeurs, faisait en sorte de lui faire comprendre ce qu'elle apprenait à travers le jeu, des exemples concrets, d'une manière telle qu'il lui était facile d'appréhender de nouvelles connaissances.

Ses cours préférés étaient ceux de philosophie, pendant lesquels tous deux s'engageaient dans des discussions interminables sur tous les sujets possibles. Loin de lui imposer de répéter la pensée des auteurs anciens comme un perroquet, il l'incitait à réfléchir par elle-même, à développer et à argumenter son point de vue, quand bien même — et surtout ! lorsqu'elle n'était pas toujours d'accord avec lui, allant même jusqu'à questionner sa propre foi pour les besoins de l'exercice. Et bien que prêtre, il n'avait jamais essayé de lui imposer ses croyances ; elle-même était issue d'une famille protestante. Elle apprit plus tard qu'en raison de ces considérations religieuses, de vives réticences s'étaient élevées à l'encontre de son protecteur. Ainsi, son entourage n'aurait fait appel à lui que par désespoir de cause, non pas pour son statut d'homme d'église, mais en dépit de celui-ci et par surcroît, l'on n'aurait consenti à ce qu'il restât à ses côtés qu'au nom de la relation éminemment privilégiée qu'ils avaient nouée.

Ainsi, elle n'avait jamais osé le lui dire, mais il était devenu, au fil des années, le père qu'elle n'avait jamais eu. C'était lui qui, en grande partie, avait fait d'elle la personne qu'elle était à présent. Alors qu'elle ignorait, au cours de ses quatre années d'errance, ce qu'il était advenu de son protecteur, le retrouver après tout ce temps avait été un choc, mais également une grande joie, ou devrait-elle dire, une bénédiction.

MascaradeWhere stories live. Discover now