Capitulum Quinquagesimum

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La jeune fille, grâce à la bienveillance de ses parents, eut la chance d'être éduquée dans un environnement sécure qui lui accordait un certain degré de liberté, condition nécessaire au développement de son potentiel intellectuel et de ses émotions. Cela faisait quelques années déjà que ses parents l'invitaient à les accompagner aux événements officiels, où elle était amenée à côtoyer des personnes étrangères parmi lesquelles elle ne se sentait pas vraiment à l'aise : bien qu'ayant intégré jusqu'aux moindres détails de l'étiquette, ce sur quoi elle recevait tant de compliments, Apolline avait le sentiment de jouer le rôle d'une personne qu'elle n'était pas. Même les enfants de son âge adoptaient la même attitude et les mêmes idées que leurs parents, si bien qu'il était difficile de ne fût-ce qu'engager la discussion avec eux. Elle n'avait pas demandé à naître dans l'aristocratie, et encore moins à se forcer à écouter des enfants faire état de leur condition en vantant à qui le voulait entendre les vertus avérées ou supposées de leurs ancêtres ainsi que la pureté de leur sang.

Ce discours l'insupportait au plus haut point, mais elle n'en disait mot, connaissant d'avance la réaction qu'auraient ses jeunes interlocuteurs : il était vain de chercher à défendre l'honneur de sa famille, et surtout de sa mère qui n'était pas de noble extraction, mais qui pourtant lui avait enseigné, et ce mille fois plus que ces gentillâtres ne le pourront jamais, tout ce qu'il était nécessaire de connaître, non pas pour briller aux yeux de la société, mais pour être une aimable personne. Les activités de ses parents avec les sourds-muets étaient déjà sujet récurrent de moqueries à la cour. Pourtant, personne ne semblait posséder suffisamment de courage pour les proférer jamais en face des principaux concernés, les rumeurs circulaient toujours en leur absence, ou lorsque l'on se pensait hors de leur portée.

Apolline avait conscience que leur famille n'échappait à la déchéance sociale que parce que son père portait encore la réputation d'être le plus jeune ambassadeur du royaume, et que les vers de sa mère commençaient à être lus dans les salons mondains. Cependant, d'aucuns affirmaient que cette promotion miraculeuse cachait en réalité quelque intrigue à laquelle le diplomate serait mêlé, et que les vers de son épouse étaient tantôt trop plats, tantôt trop excentriques, de toutes les façons trop éloignés de la tradition gréco-romaine. La jeune demoiselle n'ayant pas le cœur au conflit, préférait passer pour hautaine ou couarde en restant auprès de ses parents plutôt que plonger dans des discussions qui malgré un vernis bien mince de bienséance, n'avaient pour but que le lynchage et la calomnie en bonne et due forme, conversations dont elle ressortirait humiliée et perdante. Et si cela ne constituait qu'une mince consolation, elle n'avait aucune envie de leur laisser ce plaisir.

Avec le passage des années, l'héritière avait été autorisée à accompagner son père au théâtre, pour observer les répétitions et rencontrer les comédiens, instrumentistes, et chanteurs avec qui il avait l'habitude de travailler. Tous, prenant la jeune noble en sympathie, l'accueillirent comme une des leurs, répondant à toutes ses questions, la laissant toucher et essayer leur instrument, et allant parfois jusqu'à l'inviter à la fin des répétitions à jouer avec eux. La première fois, elle avait eu quelques difficultés à s'abandonner à la musique, et avait gardé ses doigts crispés sur son instrument, fait tout à fait entendable, étant donné que c'était la première fois qu'elle jouait en dehors de la maison familiale. Les musiciens, conscients de la difficulté, à son âge, de se produire ainsi devant tant d'inconnus, prirent le temps de la réconforter avec des mots encourageants. Au bout de quelques instants, elle leur sourit, et inspirant profondément, fit glisser son archet sur les cordes : dès les premières notes, tous furent impressionnés par sa maîtrise technique. En effet, même avec un professeur comme le sien, il était rare, voire exceptionnel, de pouvoir exécuter un morceau comme elle le faisait. Une fois la première tension dissipée, tous convinrent que ce fut un très bon moment, répété maintes fois, et après avoir accueilli Petit Fritz, les membres de l'orchestre se réjouissaient que sa fille développât le même attrait pour les pratiques artistiques. Auprès d'eux, en plus de ses cours particuliers, elle fit des progrès phénoménaux, ajoutant la pratique à la théorie, à la plus grande fierté de son père.

Un jour, alors qu'ils allaient se mettre en place pour une répétition d'un très célèbre opéra, une femme entre deux âges aux cheveux noir corbeau, vêtue d'une longue robe blanche, s'avança vers elle et la salua :

« Bonjour, Apolline, je m'appelle Camille. Ton père et moi sommes de vieux amis : nous avons partagé la scène pendant de très longues années, et ce avant même que tu ne viennes au monde. Il m'a beaucoup parlé de toi et je suis honorée de te rencontrer enfin ».

La jeune fille, tout d'abord hésitante, leva les yeux vers son père qui lui retourna un regard apaisant. Alors elle sourit à l'inconnue, qui pour une raison mystérieuse semblait la connaître. C'était une sensation réellement troublante. Cependant, après que ce premier malaise fut passé, la jeune fille se montra très enthousiaste à l'idée d'échanger avec Camille, qu'elle bombarda de questions sur la jeunesse de son père, lui demandant de lui raconter les représentations, les répétitions, ce qui l'avait poussée à choisir la chanson comme carrière. La chanteuse, quelque peu gênée, mais néanmoins amusée de toutes ces questions, mit un point d'honneur à répondre à chacune des interrogations de sa cadette. Enfin, après s'être concertée muettement avec son ancien partenaire, elle proposa de rejouer la scène de l'opéra, comme à l'époque. Celui-ci, avec un grand sourire, tenta de protester en prétextant ne pas avoir la voix chauffée, puis comprenant qu'il n'obtiendrait pas gain de cause, suivit l'artiste sur scène.

Bien qu'il ne s'agît pas de théâtre, leur entrée fut saluée par les trois coups du brigadier. Comme les instrumentistes semblèrent plus intéressés par observer la scène que par le fait de jouer l'accompagnement, le couple chanta a capella. Leur voix avait changé, mais la performance dépassait toute concurrence : leur timbre semblait avoir évolué dans la même direction, si bien que l'harmonie originelle était conservée. Leur complicité des premiers jours était toujours là, intacte, malgré le passage des années. Ils prirent même plaisir à rejouer selon la mise en scène originale, au détail près que Friedrich déposa un baiser presque enfantin sur la joue de sa partenaire au lieu du baiser passionné d'alors, ce qui leur arracha un sourire. Cependant, professionnels jusqu'au bout, ils ne s'interrompirent que lorsque la dernière note eut été chantée.

Après le tonnerre d'applaudissements qui suivit, ils se prirent la main et saluèrent, heureux d'être à nouveau réunis sur scène. Puis, ils en descendirent et tandis que Friedrich revint s'asseoir à côté de sa fille, Camille rejoignit une jeune demoiselle à l'allure discrète qui semblait regarder la chevalière de temps à autre. 

MascaradeWhere stories live. Discover now