Capitulum Undecimum

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Alors qu'elle suivait discrètement le jeune chanteur à distance raisonnable, Elster entendit un bruit de pas du côté de l'arche qu'elle était sur le point de dépasser. Les sens en alerte, elle se crispa en espérant que la personne s'éloignerait, mais le crissement des graviers se faisait plus sonore : cherchant à la hâte un endroit où se cacher, la jeune femme n'en trouva aucun. Elle reprit alors sa route, le cœur battant, avec une démarche qu'elle tâcha de rendre la plus naturelle possible, mais lorsqu'elle fut interceptée par une haute silhouette en soutane, elle fut bien forcée de constater l'insuffisante efficacité de son stratagème. Sidérée, elle ne put que regarder l'homme lui attraper le bras d'une poigne de fer, et se laisser entraîner vers elle ne savait où. Cependant, la jeune voleuse pouvait mettre sa main au feu que ce ne serait pas pour une partie de cartes. Ses craintes se confirmèrent lorsque la voix de l'inconnu parvint à ses oreilles : « Je vais vous emmener à la salle des gardes. » Celle-ci lui sembla étrangement familière sans qu'elle pût mettre un nom sur son propriétaire.

Une fois sortie de sa torpeur, les pièces du puzzle s'emboîtèrent dans sa tête et elle cria enfin : « Pitié, mon Père ». Celui-ci, en entendant la voix de la jeune femme, s'arrêta et se tourna vers elle : « Elster ? demanda-t-il, abasourdi.

— Mon père ? » s'entendit-elle répondre. Lorsqu'elle put enfin voir son visage, une digue céda dans son esprit et des émotions fluèrent du fond de sa mémoire pour la submerger : le Père Maxence, un homme grand et mince, aux traits sévères, avait été son précepteur pendant son enfance, elle se rappelait encore les leçons interminables sur les déclinaisons latines qu'elle avait mis plusieurs années à apprendre au point de voir parfois des roses et des temples envahir ses rêves la nuit, alors qu'elle l'aurait dû en quelques mois. C'était également lui qui lui avait appris la philosophie, et qui avait passé des heures à échanger avec elle pour étudier la philosophie antique, humaniste, mais également chercher ensemble une nouvelle méthode de raisonner. C'était grâce à lui qu'elle avait une manière de penser si libre, et elle ne pouvait que lui en savoir gré.

Celui-ci, avisant sa tenue quelque peu singulière, lui demanda surpris, mais bienveillant : « Mon enfant, que vous est-il arrivé ? » Bien que peu protocolaire, le surnom dont il l'avait affublée ne l'avait nullement choquée, bien au contraire. En effet, son père ne l'ayant jamais reconnue et pas réellement aimée, l'homme d'Église avait fait office de parent de substitution. Devant son silence, et voyant qu'elle se méfiait toujours, il murmura d'une voix douce : « Je ne vous livrerai pas. Vous pouvez même séjourner chez moi quelque temps. »

Celle-ci, rassérénée par ses paroles, put enfin relâcher ses muscles qui, soumis à une tension extrême dans l'optique d'un combat, étaient devenus douloureux, puis le suivit jusqu'à sa demeure, une petite maison en bordure de la ville. Elle lui fut reconnaissante de ne pas l'assaillir de questions, et de rester discret. Une fois arrivés dans sa modeste demeure, il lui fit visiter, l'invita à considérer son logis comme le sien propre, et lui ouvrit également les portes de sa salle de bain, où une servante fit couler de l'eau chaude dans un baquet. Ce procédé lui était peu familier, elle qui était habituée à réaliser ses ablutions dans l'onde vive et fraîche des ruisseaux et des rivières, et c'est avec une curiosité certaine qu'elle observa les volutes de vapeur s'élever doucement, apportant un doux et léger parfum floral jusqu'à ses narines. Une fois que le paravent fut déployé, elle s'y plongea avec délices et soupira d'aise lorsque le fluide vint glisser contre sa peau, y apportant détente et réconfort. Alors, une fois propre, vêtue d'une toilette gracieusement prêtée par son bienfaiteur, coiffée, et assise devant une infusion ainsi qu'une montagne de petits gâteaux, elle lui raconta ce qui lui était arrivé depuis toutes ces années, satisfaisant enfin la curiosité inexprimée mais bien présente de son interlocuteur. Celui-ci l'écouta avec attention, prenant garde à ne pas l'interrompre, mais ponctuant son discours de hochements de tête réguliers. Ainsi, la lumière de la pièce déclinante vit la narration de ses aventures et mésaventures, ponctuée par les rires, les larmes, et la joie des retrouvailles.

Une fois le récit terminé, le vieil homme se leva et l'invita à le suivre : « Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer, je pense que cela vous fera plaisir ». La jeune femme se leva à son tour et marcha à sa suite jusqu'à une petite pièce. Puis son hôte alla se placer devant une imposante armoire en bois verni, dont il lui tendit les clefs avec un mystérieux sourire. Surprise, elle saisit l'objet de métal froid et l'inséra dans la serrure. Lorsqu'elle ouvrit les battants, elle ne put empêcher une expression de surprise de se peindre sur son visage : elle avait sous les yeux un nombre important d'objets, de bibelots, et de vêtements de son enfance, pliés et rangés avec le plus grand des soins. Les yeux pleins de larmes, elle se tourna vers l'homme et le prit dans ses bras, avant de le remercier d'une voix tremblante. Comme devinant la question muette de la jeune femme, il ajouta : « Après votre départ, vos parents me donnèrent l'autorisation de conserver quelques-uns de vos effets personnels en souvenir, et dans l'éventualité où vous décideriez de revenir. Ainsi, année après année, j'ai toujours pris soin des possessions qu'il vous restait ». En regardant de plus près, il n'y avait pas une once de poussière, et le toucher des tissus était toujours aussi doux. Elle se saisit d'une robe simple, bleu turquoise, et la contempla, la plaçant devant elle : elle semblait lui aller. Puis elle parcourut la pièce du regard à la recherche d'un miroir. L'homme, amusé, ajouta « Il s'agit de la robe que feue votre sœur Margaret avait fait confectionner pour vous. Je suis sûr que de là-haut, elle serait très heureuse de vous la voir porter ». 

MascaradeWhere stories live. Discover now