Capitulum Duodecimum

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Novembre 1650

Dans l'entrée de la demeure familiale, une jeune femme à l'air fort occupé s'entretenait avec une domestique. Par souci de discrétion, le visiteur resta en retrait afin de ne pas s'imposer ni donner l'impression qu'il épiait leur conversation. Il s'adonna à la contemplation silencieuse des motifs floraux sur le miroir qui lui faisait face : des entrelacs dorés embellissaient le cadre légèrement austère qu'on aurait pu trouver habituellement et des touches de peinture égayaient la scène. Il s'amusa de voir son visage comme entouré d'une couronne faite de mille couleurs.

Lorsqu'elle eut terminé, elle se tourna vers lui, et le salua. Il lui retourna alors son salut avant de s'avancer lentement vers elle :

— Quel plaisir de vous revoir, Theodora, dit-il, très solennel.

— Le plaisir est partagé, Friedrich », répondit-elle en s'inclinant légèrement. Son maintien était parfait : vêtue d'une robe d'un délicat jaune pâle qui mettait en valeur son teint et descendait jusqu'à ses chevilles, elle portait des souliers assortis. Ses cheveux bruns étaient noués en un chignon serré, et deux petites boucles d'oreilles discrètes ajoutaient une touche élégante à sa tenue. Bien qu'habillée avec peu de faste, il se dégageait d'elle une puissance qui ne laissait pas indifférent.

Puis, lorsque la femme de chambre se fut éloignée, elle lui sauta au cou, en s'exclamant « Fritz ! Tu m'as tellement manqué !

— Toi aussi, Theo, tu peux me croire, répondit-il en riant et en la prenant dans ses bras avec une affection sincère. Je suis désolé de ne pas être revenu plus tôt, mais avec mes nouvelles fonctions, j'ai peu de temps pour moi.

— Oui, j'ai appris que tu étais devenu Ambassadeur ! dit-elle d'un air amusé. Tu te rends compte ? Ambassadeur ! Toute la cour ne parle plus que de toi, si tu savais ! Il faut fêter cela ! Combien de temps comptes-tu rester ?

— Eh bien... je venais juste passer une ou deux nuits ici pour te voir avant de devoir partir pour Regensburg, répondit le jeune homme, gêné.

— Je ne te verrai donc pas avant longtemps, bouda-t-elle. Bon, pour te faire pardonner, tu vas me tenir compagnie cette nuit et tu vas tout me raconter, d'accord ? De toute manière, tu n'as pas le choix, n'est-ce pas ?

Elle l'attrapa par le bras, avec un grand sourire, et l'entraîna dans le salon.

— D'ailleurs, j'ai cru entendre par plusieurs de mes nombreuses amies que tu avais disparu lors de la soirée d'appartements organisée en ton honneur, en compagnie d'une jeune femme inconnue. Je n'ai pas eu la chance de la voir de mes propres yeux, mais celles qui l'ont aperçue semblent dire que tu as très bon goût, Kleiner Bruder. Et ma curiosité a été trop forte : j'ai beau avoir fait jouer toutes mes relations, impossible de trouver son nom, et elle ne semble pas connue à la cour ».

À mesure que Theodora parlait de sa mystérieuse amie, la mine du baron se fit plus sombre, si bien que lorsqu'elle leva le regard vers son cadet, elle s'interrompit, la mine inquiète.

— Elle s'appelle Estelle, enfin, je crois, reprit-il d'une voix beaucoup moins forte.

— Pourquoi, tu crois ? Tu n'en es pas sûr ? demanda-t-elle surprise.

— Je ne sais pas, il y a encore beaucoup de choses que j'ignore et que je ne comprends pas.

Après quelques secondes durant lesquelles un silence pesant s'était installé, elle reprit :

— Alors, cette fameuse Estelle, comment est-elle ? Raconte-moi tout !

Il sentit le rouge lui monter aux joues, et le visage de la jeune femme s'imposa dans son esprit : il aurait pu parler des heures durant de chacun de ses traits, de sa voix, de sa manière de danser, mais se contenta de répondre qu'il ne la connaissait guère plus que ce dont elle semblait déjà au fait. Il hésita quelques instants, pianotant d'une main sur l'accoudoir du fauteuil, et sut gré à son aînée de ne pas le presser de questions malgré la curiosité qui devait la dévorer. Alors, les yeux baissés, il continua : « Je ne sais pas exactement, je ne l'ai pas vue depuis la soirée de ma nomination, alors je ne puis t'en dire davantage, je suis désolé.

— Ce n'est pas ce que je te demande, reprit-elle d'une voix douce en le regardant. Écoute, si je te pose la question, ce n'est pas pour que tu me brosses son portrait, mais pour que tu me parles d'elle et de toi, de ce que tu ressens. Même si cela peut sembler de la curiosité malsaine, je m'intéresse à mon petit frère. »

Ces dernières paroles, prononcées avec une insistance particulière, lui rappelèrent une évidence : de toute son enfance, elle avait été de sa famille la seule personne avec qui il avait pu échanger sainement, loin des préceptes archaïques que leurs parents essayaient de leur inculquer au prétexte que leurs propres parents avaient fait de même, et ce depuis aussi loin qu'on s'en souvienne. Alors il lui raconta tout : leur rencontre, sa ridicule performance, leur folle course à travers le château, jusqu'à la petite cour où ils avaient dansé et échangé le baiser qui lui brûlait encore les lèvres... 

MascaradeWhere stories live. Discover now