Capitulum Octavum

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Lorsqu'il ouvrit les yeux, surpris par l'aspect direct de la question, Friedrich vit qu'il avait en face de lui une jeune femme inconnue dont le visage était partiellement couvert d'un loup de couleur noire. À travers les trous du masque, il pouvait apercevoir un regard noisette posé sur lui, et des lèvres roses dont la commissure était relevée en un sourire des plus délicats. Ses longs cheveux auburn cascadaient jusque sur ses épaules laissées nues par la robe de satin turquoise qu'elle portait. Celle-ci, plutôt simple de par son absence de broderies ou de fioritures, mettait sa silhouette particulièrement en valeur. Une chaîne en argent passée autour de son cou soutenait un pendentif en ambre en forme de larme qui semblait appeler le regard à descendre le long de son sternum : à l'idée d'avoir de telles pensées, Friedrich s'empourpra et tenta de les repousser dans un coin très éloigné de son esprit. Enfin, des boucles d'oreilles en aigue-marine parachevaient le tableau.

« Damoiselle, je..., répondit-il sur un ton mal assuré, comme pour confirmer que c'était bien à lui qu'elle s'adressait.

— Damoiseau, vous... ? reprit-elle avec une pointe d'amusement dans la voix.

— Je vous prie de bien vouloir me pardonner, mais au risque de vous paraître fort discourtois, avons-nous l'heur de nous connaître ? » , décontenancé par le naturel de son interlocutrice, alors que ses joues viraient au cramoisi.

Celle-ci ne faisait vraiment rien pour l'aider, et avait l'air au contraire de s'ébaudir de la situation : son dessein ne semblait pas motivé par la méchanceté, aussi il ne savait comment s'en dépêtrer sans la brusquer. Après quelques secondes qui lui furent interminables, la jeune femme reprit enfin la parole : « Je crains que ce ne soit point le cas, hélas. Du moins, pour le moment, ajouta-t-elle avec un clin d'œil. Par ailleurs, je crains que ma question ne fût restée lettre morte : voulez-vous danser ?

— Avec grand plaisir, Damoiselle... ? demanda-t-il en lui tendant la main.

— Estelle, répondit-elle en saisissant la main tendue de ses doigts fins. Et vous-même, Monsieur le Baron ? »

Sans pour autant être irrespectueuse, l'utilisation de son titre n'était qu'une des nombreuses cartes que la jeune femme pouvait jouer afin de le déstabiliser. Elle lui avait retourné la question avec un air mutin, l'œil pétillant, ce qui ne la rendait que plus troublante. Elle ne le quittait pas des yeux, et laissa échapper un petit rire, qu'il trouva tout à fait charmant. Déconcerté, il n'osait plus la regarder et tenta en vain de ne pas balbutier : « Je... Peu importe mon titre, appelez-moi Frédéric.

— Dois-je vous appeler Frédéric, ou préférez-vous Friedrich ? » s'enquit-elle innocemment.

Il braqua à nouveau son regard sur la jeune femme, stupéfait. Non contente d'avoir deviné ses origines germaniques, elle avait également prononcé son prénom avec un accent parfait, sans une once d'hésitation, ajoutant ce détail inattendu au mystère qui l'enveloppait. Indécis, il estima plus délicat de la laisser choisir : « Comme il vous plaira, Damoiselle Estelle ».

— Je vous appellerai Friedrich, alors. Allons-y ? » l'invita-t-elle en entendant une nouvelle mélodie. Puis, sans attendre de réponse de sa part, elle l'entraîna sur la piste de danse.

Celui-ci se laissa faire sans protester, souriant à la spontanéité inhabituelle, mais nonobstant bienvenue de sa nouvelle compagne. Ils patientèrent sur le côté jusqu'à la fin du morceau en observant les ballerins et leur savante chorégraphie : pendant tout ce temps, elle ne l'avait toujours pas lâché. Il n'osait pas la regarder, mais gardait bien précieusement sa main dans la sienne : elle était douce, chaude, rassurante.

Lorsque flûte, dessus et basse entamèrent un menuet, elle vint se placer en face de lui, non sans lui avoir soufflé avec un clin d'œil : « J'espère que vous ballez mieux que moi, parce que c'est vous qui menez ! ». C'est là qu'il regretta de ne pas avoir été plus attentif pendant les innombrables leçons qu'il avait eu à subir de la part de ses Maîtres à Danser. Il l'implora du regard, mais celle-ci ignora ses appels à l'aide, et un large sourire aux lèvres, se contenta de reculer de quelques pas en attendant la levée de la prochaine mesure.

La mélodie gaie et sautillante, comme autant de motifs autour d'un même thème, jouée par la flûte et par les cordes était ponctuée d'accords plaqués au clavecin. Les phrases musicales se répétaient et se répondaient, appelant les danseurs à se placer. Lorsque l'accord de quarte, puis celui de quinte se firent entendre, la jeune noble avança son pied droit vers l'avant, et inclina le buste, la tête légèrement baissée, en même temps qu'elle réalisait une génuflexion, selon les règles les plus strictes de l'étiquette.

Celui-ci, impressionné, ne put que la saluer en s'inclinant à son tour, sans pouvoir calmer son cœur qui, en cet instant, semblait battre la mesure. Elle parut s'en apercevoir et l'encouragea du regard, avec sur les lèvres un mystérieux sourire qu'il avait du mal à lire. Puis elle vint vers lui d'un pas gracieux et sautillant, le salua, le contourna en laissant flotter dans son sillage un doux parfum floral, avant de revenir à sa place et d'exécuter une nouvelle révérence. Son port était noble et altier.

Lorsque vint son tour, son infortuné partenaire l'imita et usa de toute sa concentration pour seulement synchroniser ses mouvements avec la musique. C'est alors que les mots de Maître Beauchamp, ou Maître Pierre, comme il l'appelait, lui revinrent en mémoire : « Le menuet possède quatre pas principaux : le premier est un demi-coupé du pied droit suivi d'un du gauche ; puis un pas marché du pied droit, sur la pointe et les jambes étendues  ; à la fin de ce pas on laisse doucement poser le talon droit à terre, pour laisser plier le genou, qui, par ce mouvement, fait lever la jambe gauche, laquelle passait en avant en faisant un demi-coupé échappé, ou pas élevé du pied gauche. C'est tout ce qu'il y a de plus simple, voyons  ! » finissait-il par dire, exaspéré.

Des années après, le jeune homme connaissait encore la théorie par cœur, mais ressentait toutes les difficultés du monde à la mettre en pratique. Lui qui d'ordinaire se montrait si performant sur les planches eut l'impression d'être un éléphant dans un magasin de porcelaine —ou pire ! une porcelaine dans un magasin d'éléphants. Il pria pour que les autres courtisans fussent trop occupés pour constater l'ampleur du désastre, et ses pas maladroits ne manquèrent pas de provoquer le rire de sa cavalière. Il leva les yeux vers elle, blessé, mais sa rancœur fondit comme neige au soleil devant son sourire bienveillant exempt de toute trace de méchanceté.

Celle-ci, parfaitement à l'aise, semblait si légère, telle un papillon bleu qui volait et virevoltait au-dessus du sol. Elle était si belle, si talentueuse qu'il en oublia son propre trouble, et ne voyait plus qu'elle. En véritable ballarina, étoile incontestée du ballet de la Fontaine de Jouvence, elle évoluait sur le parquet sans paraître fournir quelque effort que ce fût : elle semblait Terpsichore en personne, ondoyant entre les colonnes de marbre du temple qui lui était dédié. Vêtue d'une longue robe blanche, elle était un ange voletant entre les nuages : la partie de flûte était jouée par des putti, et la lyre et la harpe avaient remplacé les violons. Il aurait pu passer sa vie à la regarder danser. Lorsqu'elle eut fini, moment qui arriva bien trop rapidement aux yeux du jeune homme, elle s'avança vers lui, radieuse.

Une fois qu'elle fut parvenue à sa hauteur, embarrassé, il baissa le regard, et murmura : « Jeune Damoiselle, je suis confus. Je n'ai pas été digne de votre talent : vous méritez bien meilleur cavalier que...

— Mais que racontez-vous donc ? J'ai passé un très bon moment. Quant à votre performance, elle n'était pas si mauvaise, je vous prie de le croire. Et si vous y tenez, je pourrai vous apprendre ? finit-elle par suggérer, des étoiles dans les yeux.

— Je ne saurais abuser de votre temps et de votre patience, tenta-t-il.

— Mais puisque je vous le propose.

— Vous êtes sûre ? demanda-t-il d'une voix hésitante.

— Absolument.

Alors, le jeune baron, tout gêné qu'il était, répondit dans un souffle : « J'en serais honoré.

— Vous voyez, quand vous voulez, que vous pouvez être raisonnable. Venez avec moi ! »

Alors, prenant sa main, et surtout sans lui laisser le temps de protester, elle l'entraîna hors de la pièce. 

MascaradeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant