Capitulum Duodesexagesimum

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1680

Dans l'immense villa de la famille von Amsel, l'ensemble des serviteurs s'affairait afin que tout fût prêt à temps pour la fête en l'honneur du jeune Maître, nouvellement nommé au poste d'ambassadeur. Les petits plats étaient mis dans les grands, de bonnes odeurs de viandes grillées s'échappaient des cuisines lorsque les lourdes portes s'entrouvraient pour laisser passer les plateaux en argent couverts de mille mets aussi beaux que succulents. Les larges fenêtres, impeccablement nettoyées, laissaient entrer les rayons de l'astre solaire dans toute la maison, si bien que les immenses lustres, habituellement garnis de chandelles, n'étaient là que pour l'ornementation. Des fleurs fraîchement coupées puis placées dans des vases à intervalle régulier donnaient une touche végétale et parfumée au Grand Salon où les invités entreraient bientôt.

À l'extérieur, de jeunes enfants couraient entre les arbustes, poursuivis par leurs gouvernantes qui, d'un air soucieux, leur criaient — en vain — de faire attention afin de ne point se salir. Un peu plus loin, un quatuor de musiciens accordait ses instruments et répétait une dernière fois les morceaux prévus. Des tables recouvertes de grandes nappes blanches invitaient les convives à venir prendre amuse-gueule et boissons fraîches régulièrement remplacées.

Friedrich se tenait à bonne distance, pour éviter de se mêler à tout ce monde venu pour le féliciter. Cela aurait dû le combler de joie, mais rien que l'idée de devoir serrer toutes ces mains et échanger tant de banalités avec des personnes qu'il connaissait à peine ne l'enthousiasmait guère. Là, devant lui, son père Konrad échangeait avec le Comte d'Amerval, fier comme Artaban alors qu'il débitait des louanges au sujet de son fils. Quelle tête aurait-il faite s'il avait su que son héritier consacrait tout son temps libre à jouer les saltimbanques ? Évidemment, se produire sur scène n'avait jamais été une honte pour quiconque, fût-il issu de la noblesse, mais il semblerait qu'il en fût autrement dans l'esprit du patriarche, pour qui seule la voie des armes et de la diplomatie permettait de recevoir des honneurs. Et rien ni personne ne devrait l'en détourner. Lui n'avait jamais réussi à entendre ce qui eût permis à son fils d'être heureux, et ne s'était probablement jamais posé la question.

Le jeune homme aperçut un peu plus loin sa sœur Theodora, radieuse. Elle était la seule personne de l'assemblée qui se souciât réellement ce qu'il pouvait ressentir : elle respectait ses aspirations parce qu'elle l'aimait d'un amour sincère. La jeune femme était vêtue d'une robe vert pâle, qui mettait son regard en valeur. Ses cheveux blonds étaient coiffés en chignon serré, et maintenus par un ruban de la même couleur que sa robe.

Les rires et les éclats de voix parurent soudain lointains, comme en sourdine et la vision de cette fête s'estompa petit à petit, laissant place à une demeure qui, depuis longtemps, n'abritait plus que des fantômes et des regrets. Les blancs murs de pierre étaient à présent recouverts par la mousse et par les plantes grimpantes ; les fenêtres étaient obstruées par des planches, comme des yeux fermés à jamais qui ne verraient plus. La terrasse était cachée sous les feuilles mortes tombées des arbres qui, faute d'entretien, avaient perdu de leur superbe.

Ces images appartenaient au passé. La maison était à présent abandonnée, désertée par ses habitants d'alors qui, pour la plupart, avaient probablement déjà quitté ce monde ; la Nature avait repris ses droits. Après avoir fui pendant des années, reniant ses racines et refusant son héritage, à la recherche de son identité, aux quatre coins du Royaume jusqu'aux confins du Saint Empire, il dut pourtant se rendre à l'évidence : ses souvenirs, bien qu'enfouis au plus profond de son cœur, étaient encore présents. Il sentit naître une perle hyaline au creux de son œil, qui tressaillit avant de rouler sur sa joue. La mâchoire crispée, il renifla, et détourna le regard de la maison qui l'avait vu naître.

Une main vint s'insinuer dans la sienne : tournant la tête vers elle, il vit le visage de sa bien-aimée se dessiner à travers un rideau de larmes. Son regard doux et bienveillant brillait toujours de cet éclat que les années n'avaient pas réussi à amatir. Ce contact lui rappela la vie qu'il menait à présent : après avoir sillonné l'Europe au service de la couronne, à balancer entre son Cœur et sa Raison, la vie aux côtés de celle qu'il aimait l'avait convaincu de suivre sa passion. Il devait vivre pour ce qu'il aimait, pour ce qui faisait vibrer son âme et non pas pour ce qu'on attendait de lui. Alors, Giovanni Carestini était mort pour renaître sous les traits de Frédéric d'Ansèle, et c'est à visage découvert qu'il se produisait depuis. Et jamais il n'avait regretté ce choix.

Une autre main, plus petite, vint se loger dans la sienne : il s'agissait de sa fille Apolline, âgée d'une vingtaine d'années. Celle-ci n'avait connu l'enfance de son père que par le récit que ce dernier avait pu lui en faire, mais elle avait voulu l'accompagner lors de ce moment important, ce dont il lui en était reconnaissant. Nul ne savait ce qu'il adviendrait la prochaine décennie, voire l'année suivante, mais Friedrich en était convaincu : il avait tout ce dont il avait besoin pour être heureux. Revenu à ses premières amours, il était chanteur et compositeur, et Elster était devenue écrivaine. Ensemble, ils avaient commencé à écrire leur premier opéra, et le Roi lui-même était venu les écouter. Après tout, il connaissait déjà sa voix, étant depuis sa prime enfance un de ses plus fervents admirateurs. Sa fille elle-même était violoniste dans l'orchestre. C'était une affaire de famille, une passion partagée pour la musique et les arts, et le simple fait de jouer ensemble les rendait heureux, sans qu'ils recherchassent honneur ou opprobre.

L'ancien diplomate jeta un dernier regard à la demeure qui l'avait vu grandir, et dans laquelle il avait malgré tout appris ce qui avait constitué la base de son identité, sans laquelle il ne serait pas la personne qu'il était devenu. Il ne reniait pas son enfance, même si celle-ci était bien loin des valeurs qu'il défendait à présent. En levant les yeux vers l'azur, il eut une pensée émue pour feue sa sœur Theodora, son soutien inébranlable de toujours, à qui il aurait aimé faire écouter les premières notes de son opéra, parce qu'elle avait été la première à l'encourager quand il avait souhaité poursuivre son activité artistique et qui l'avait couvert lorsqu'elle avait appris son secret. Elle avait également accepté la femme qu'il aimait sans lui poser de questions, et les deux femmes avaient noué une solide amitié, mais la maladie l'avait hélas ! emportée il y a deux ans déjà.

Il vendait la propriété de ses parents, non pas par rejet de son enfance, mais pour se libérer des fantômes du passé, et pour avancer vers l'avenir de manière plus sereine. Il ne pouvait, par ailleurs, pas se permettre, avec les revenus qu'il avait, de garder cette maison dix fois trop grande pour sa famille et pour lui. En effet, le fait d'avoir abandonné la charge qui lui avait été offerte rendait l'avenir incertain, mais garantissait une chance de marcher vers des horizons plus grands. Alors, après avoir fait ses adieux à la vieille bâtisse, il s'éloigna, en compagnie des deux femmes de sa vie.

FIN

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