Capitulum Sextum

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Novembre 1650

Comme à l'accoutumée, prendre congé du jeune domestique s'était avéré particulièrement difficile : celui-ci, une fois sa timidité envolée, s'était montré si volubile et enthousiaste que Friedrich n'avait pas eu le cœur de l'interrompre. Cependant, malgré sa grande gentillesse qui n'avait d'égale que sa diligence à exécuter toutes les tâches demandées, sa présence permanente lui était quelque peu envahissante et les rares moments où il pouvait se retrouver seul avec lui-même étaient plus que bienvenus. À présent, l'Ambassadeur fraîchement nommé marchait sur les dalles de la Cour de Marbre, brisant le silence du bruit rythmé de ses talons sur le sol.

Il profitait d'être seul pour répéter à haute voix sa harangue, car il craignait d'en oublier quelques détails et de ne pas être suffisamment éloquent. Il pouvait déjà percevoir l'écho des conversations animées et imaginer la quantité de personnes qu'il aurait à convaincre, ou plutôt à affronter. En effet, bien qu'il comptât à ce jour quelques soutiens parmi les courtisans, trop nombreux encore étaient ceux qui, par jalousie et au prétexte de son jeune âge, cherchaient à le discréditer en le faisant passer pour un intrigant pistonné.

Son cœur battait à tout rompre, et il dut s'arrêter un instant afin de s'astreindre à quelques exercices de respiration ainsi qu'il le faisait avant de monter sur scène. Finalement, ce n'était pas si différent : il ne s'agissait que d'une énième représentation, dont il faudrait cette fois conquérir le public non pas à la douceur de ses notes, mais à la force de ses mots.

Puis il franchit le seuil du vestibule, où se trouvait le Grand Escalier ou Escalier des Ambassadeurs, dont le nom semblait choisi spécialement pour lui, en prévision de ce jour, et qui menait directement au Salon de Diane. Il en gravit les degrés lentement pour en contempler l'architecture : il s'attarda quelques instants sur la splendide vasque de marbre rouge et blanc, soutenue par deux dauphins. Elle était si bien polie qu'elle semblait briller à la lumière et il dut se retenir d'y poser les doigts. Il n'eût pas sis au jeune diplomate, a fortiori en une telle occasion, de voir un si bel ornement souillé ou pis, d'en provoquer la chute. Juste avant d'arriver sur le palier, il aperçut deux hommes en pleine conversation qui s'écartèrent précipitamment à son passage. Parmi eux, il reconnut le Comte d'Amerval, un homme entre deux âges, membre des cercles les plus influents à la cour et ami de longue date de son père. Il ne leur accorda pas plus d'attention que nécessaire, et poursuivit sa route, cependant peiné de devoir les compter au nombre de ceux qui désiraient le voir tomber. En l'apercevant, le serviteur tout de blanc vêtu posté devant la porte s'inclina, avant d'ouvrir et de l'inviter à entrer d'un geste fluide : « Votre Excellence... ». 

Le jeune homme le salua d'un léger signe de tête et passa la porte : la pièce grouillait de courtisans rassemblés en cercles qui semblaient pris dans des conversations des plus agréables, riant à l'un ou l'autre mot d'esprit de leur interlocuteur. Les Dames avaient revêtu leurs plus beaux atours, des tenues de toutes les tailles et de toutes les couleurs, des plus sages jusqu'aux plus affriolantes ; et rivalisaient d'originalité en exhibant bijoux, perruques, ou appas. Un peu plus loin, sur une estrade, quelques musiciens jouaient une mélodie joyeuse et dansante, et il eut toutes les difficultés du monde à se retenir de chanter.

Ne reconnaissant personne et n'ayant que peu d'intérêt pour les mondanités, il entreprit de visiter les autres salles : il put ainsi admirer dans chacune d'elles, en statues et en tableaux, les divinités mythologiques qui leur donnaient leur nom. Ainsi, dans le salon de Vénus, la déesse assujettissait le reste des déités et puissances à son empire. Des tables de jeu étaient disposées, autour desquelles se pressaient moult curieux, joueurs invétérés et parieurs en tout genre. Dans la pièce suivante, l'Abondance portait une corne, de laquelle tombaient des trésors, et le buffet somptueux qui avait été dressé semblait en être magiquement issu. Enfin, au milieu des murs couverts de marbre, Hercule était représenté parmi les Muses en compagnie d'Apollon et de Junon. Le baron s'arrêta devant la cheminée, et détailla la tête du héros qui y était incrustée : le réalisme de ses traits, sculptés dans le bronze, forçait l'admiration.


Plongé dans sa contemplation, c'est à peine s'il vit un serviteur s'approcher. Ce dernier le salua : « Monseigneur, Sa Majesté vous attend. Suivez-moi, je vous prie ». Friedrich appréhendait cette rencontre, la première. En effet, malgré les —trop nombreuses— fêtes auxquelles il avait été convié, il n'avait jamais eu l'occasion de s'entretenir avec le monarque. Il eut une pensée presque amusée en se rappelant qu'il avait déjà eu l'occasion de se produire devant ses yeux au Théâtre Royal. Ainsi, il reprit en sens inverse la traversée de cette enfilade de pièces, zigzaguant entre les groupes, avant de parvenir à la hauteur du roi.

Celui-ci était assis dans un fauteuil couvert de velours rouge aux côtés de sa mère. Femme à la peau très pâle, elle était vêtue d'une robe bleue parsemée de fleurs de lys. Ses manches bouffantes étaient striées de bandes blanches et or. Elle portait une fraise, et ses cheveux blonds et bouclés étaient retenus en arrière par un peigne en argent. Le monarque, âgé de douze ans, avait les cheveux bruns qui tombaient en cascades sur ses épaules. Il était vêtu d'un long manteau rouge brodé de fils d'or coupé au genou, qui laissait voir ses bas blancs de soie. Ses chaussures noires à talon présentaient un liseré rouge près de ses chevilles.

Le jeune noble salua son souverain d'un bref, mais non moins respectueux signe de tête, puis attendit que ce dernier prît la parole. Celui-ci le regardait en silence, le menton haut. Une voix fluette et pleine d'autorité se fit entendre : « Ambassadeur d'Ansèle, bonsoir. » Le garçon parlait mal les langues étrangères et avait utilisé la forme francisée de son nom. Friedrich tiqua intérieurement, mais ne pouvait rien en laisser paraître en face du souverain. Ainsi, il tenta autant que faire se pouvait de dissimuler son mécontentement.


« Sire, commença-t-il en le regardant. Votre Altesse Royale, dit-il en se tournant vers Anne d'Autriche, avant de poursuivre en reportant son attention sur le roi : je suis honoré de me trouver enfin en sa présence, et je crains de ne jamais lui savoir suffisamment gré pour le temps que...

— Assez, assez, l'interrompit le jeune garçon d'un signe agacé de la main. Nous apprécions l'intention, mais si nous entendons être traité avec le respect qui nous est dû, nous n'attendons de nos sujets ni déférence ni obséquiosité ». Friedrich fut surpris par les paroles qu'il venait d'entendre, et n'osa rien répondre, de peur de froisser son royal interlocuteur. Celui-ci remarqua son trouble et reprit : « Baron, si nous vous fîmes mander, c'était dans le dessein de connaître la personne à qui nous confiâmes la charge d'ambassadeur. Comme vous le dîtes à l'instant, nous ouïmes beaucoup parler de vous, mais n'eûmes jamais l'occasion de vous rencontrer : voici désormais chose faite. Nous devons cependant vous rappeler l'importance de la charge que vous aurez à porter : après les Accords de Westphalie, les relations avec le Saint-Empire, et particulièrement avec l'Empereur Ferdinand commencent à peine à s'apaiser, et il sera de votre responsabilité d'œuvrer à consolider ces liens. À chacun de vos retours, vous ferez vos rapports directement à Monsieur Bernardin. Dieu vous vienne en aide. Ne nous décevez pas.

— Que Sa Majesté soit assurée de mon entier dévouement, afin de me montrer digne de sa confiance et de cette mission.

— Bien. À présent, ce n'est plus nous qu'il s'agit de convaincre, mais les gentilshommes de la Cour. Si nous savons votre valeur, eux ne la savent pas encore : la tâche sera ardue, mais nécessaire. Après, puissiez-vous trouver céans quelques divertissement et réconfort.

— Je vous remercie, Sire. » Il le salua, puis se tournant à nouveau vers la Reine Mère, s'inclina à nouveau : « Votre Altesse », avant de se retirer. 

MascaradeWhere stories live. Discover now