Capitulum Tricesimum Tertium

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Bien après la nuit tombée, ils se rendirent compte que la lassitude les empêcherait de poursuivre leur chemin : ils convinrent alors de s'arrêter dans la première auberge qui leur semblerait acceptable. La chance dut leur sourire, car le village dans lequel ils entrèrent en comptait une. L'édifice, bâti d'épaisses poutres de bois et de torchis, laissait passer la lumière par les quelques fenêtres sur sa devanture. À quelques poutres étaient accrochées des lanternes rustiques qui permettaient de lire le nom de l'auberge : la Croix Blanche. Sur un écriteau plus petit, on pouvait également déchiffrer « Dinée du voyageur à cheval, 12 sols ». C'était parfait, ils pourraient y résider pour la nuit, et la modique somme demandée ne handicaperait pas trop leur budget conséquent. Après avoir toqué pour s'assurer qu'il restait de la place pour eux et leurs chevaux, ils inscrivirent leur nom, ou plutôt les pseudonymes qu'ils avaient choisis. Ils n'étaient pas sûrs que la lignée de l'ambassadeur serait connue jusqu'ici, mais dans le doute, les voyageurs choisirent d'autres appellations plus simples : Estelle Lourmel et Frédéric Lemerle. Ils s'acquittèrent du paiement, en glissant une pièce d'or sur le registre que tenait l'aubergiste qui leur en rendit trois en argent . Puis après avoir saisi une grosse clef sur le présentoir placé derrière son comptoir, et avoir rangé le registre à côté, il invita les voyageurs à monter à l'étage, afin de déposer leurs bagages dans leur chambre.

Sur la porte, un écriteau en indiquait le nom : chambre bleue. Simple, mais efficace. La pièce, sobrement meublée, comportait un lit assez large pour accueillir deux personnes, une chaise, et une fenêtre qui donnait sur la rue. Afin d'aérer un peu, Elster voulut ouvrir la fenêtre : elle dut se battre avec les volets récalcitrants, s'énervant presque dessus, avant que ceux-ci ne daignassent s'ouvrir dans un grincement de métal. Les deux jeunes gens n'avaient en tout et pour tout que leur sac de voyage et l'auberge ne proposait pas de baquet d'eau chaude — de toute façon, ils feraient leurs ablutions dans la première rivière qu'ils trouveraient —, alors après avoir refermé la porte, ils descendirent dans la pièce commune, pleine de voyageurs qui, comme eux, se reposaient avant de reprendre leur route. De grandes tables étaient disposées çà et là : toutes n'étaient pas occupées, quelques villégiateurs tout au plus étaient présents, leur laissant tout le loisir de choisir leur place.

Assez rapidement, une serveuse, vêtue d'un tablier qui suffisait à peine à couvrir son imposante poitrine et coiffée de nattes blondes, dont le large sourire allait de l'une à l'autre de ses joues roses et rebondies, s'approcha d'eux pour leur proposer de prendre leur commande : le plat du jour était un ragoût de bœuf, dont elle leur vanta les mérites en raison de la qualité de la viande locale. Cependant, peu désireux d'en consommer, ils s'enquirent de ce qu'il y avait d'autre. Finalement, ils commandèrent chacun un bol de soupe, qui leur fut apporté en compagnie d'un couteau et d'une grosse miche de pain. Les écuelles fumantes laissaient monter des vapeurs de pomme de terre, de poireau, de carottes, d'oignons, ainsi que de thym et de laurier. Quelques copeaux de fromage déposés sur le dessus s'accrochaient à la cuiller lorsqu'on la remuait dans le bol. Saisissant la miche de pain, la croûte craqua en libérant un bruit délicieux, signe de sa qualité, sa mie moelleuse et délicatement colorée, se mariait parfaitement à la soupe qui leur apporta réconfort et chaleur, tant au corps qu'à l'esprit. Sauçant à l'aide du pain le contenu de leur jatte, il ne resta bientôt plus rien, à tel point qu'on pouvait se demander s'il était réellement utile d'y faire la vaisselle.

Au moment où la jeune fille revint pour leur proposer une part de gâteau aux noix qu'ils acceptèrent volontiers, un musicien vêtu d'une cape commençait à jouer un air enjoué et entraînant, qui racontait les histoires d'un guerrier appelé Halt à la barbe grise. Ainsi, armé de sa seule mandole, il jouait les accords en arpèges pour accompagner sa voix chaude et chantante. Bien que sa musique ne fût pas tout à fait celle qu'il avait l'habitude d'entendre, le jeune diplomate dut reconnaître qu'il avait beaucoup de talent. Elster, plus habituée à cette atmosphère, lui transmit son alacrité et son enthousiasme et tous deux se retrouvèrent les yeux fixés sur l'adolescent, à applaudir en battant la mesure pour accompagner la chanson. Toutes les paires d'yeux étaient rivées sur lui et il était incroyable de voir comment ce jeune garçon avait réussi, en l'espace de quelques minutes, à insuffler autant de joie à tous les occupants de l'auberge. Les cordons des bourses se délièrent, et sous les applaudissements, les pièces vinrent sonner et trébucher dans le couvre-chef posé à ses pieds. Friedrich vit sa femme se lever et après avoir déposé deux pièces d'argent dans le bonnet du saltimbanque, se pencha pour lui souffler quelques mots à l'oreille : l'expression de son visage se teinta de malice, et il l'invita d'un geste à le rejoindre.

MascaradeWhere stories live. Discover now