Capitulum Nonum

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Au regard de la poigne insoupçonnée de la jeune femme, il n'eut d'autre choix que de la suivre aveuglément dans le dédale de couloirs. Ses talons claquaient contre le sol ; elle était rapide, aussi il peinait à tenir le rythme, et demanda au bout de quelques minutes, haletant : « Où m'emmenez-vous ? ». Celle-ci s'interrompit, tourna la tête vers lui, et posa un index sur ses lèvres avant de murmurer d'un air mystérieux : « Shhh, c'est un secret, vous le saurez bien assez tôt ». Sur le champ, et surtout sans lui laisser le temps ni de souffler ni de protester, elle reprit sa course folle à travers le château.

Au bout de leur interminable échappée, ils arrivèrent enfin dans une petite cour, baignée par le clair de lune : pendant que le jeune homme reprenait une respiration normale, Estelle s'éloigna de quelques pas, avant de tournoyer bras écartés, les yeux levés vers les étoiles, en laissant échapper quelques rires et cris, presque enfantins. Il s'autorisa à rire à son tour devant l'absurdité de la situation, et un sourire attendri se dessina sur ses lèvres. Quelle était donc cette jeune femme qui pouvait se montrer tantôt si élégante, et tantôt si spontanée ? Elle ne manquait de l'étonner, et Friedrich allait de surprise en surprise avec une joie difficilement contenue.

Ensuite, elle se tourna vers lui et l'invita à la rejoindre pour virevolter ensemble, mais voyant son hésitation, combla elle-même la distance qui les séparait, ses pas lents accompagnés par de délicats frous-frous. Saisissant la main qu'elle lui tendait, il se laissa prendre au jeu, et l'émotion retenue n'eut soudain plus aucune raison de l'être : il était à nouveau ce petit garçon joyeux qui jouait sans pudeur, courant partout à la suite de sa sœur aînée, et baignant de ses éclats de rire les couloirs de sa maison natale. Il ignorait tout d'elle : son nom, son titre, son âge, et pourtant, pour la première fois depuis des années, en compagnie de cette mystérieuse inconnue, il se sentit à nouveau lui-même en dehors des murs du théâtre.

Lorsqu'ils se lâchèrent, ils se regardèrent un instant en silence, puis pouffèrent, avant d'éclater d'un rire franc et libérateur. Lorsqu'il parvint enfin à s'arrêter, ses côtes lui faisaient mal ; il essuya les quelques larmes qui s'étaient rassemblées aux coins de ses yeux. Le regard qu'il porta sur la jeune femme était chargé d'une nouvelle tendresse.

Celle-ci vint à nouveau prendre sa main : « Monseigneur, murmura-t-elle en insistant exagérément sur son titre, vous me promîtes tantôt de danser à nouveau avec moi. Le souhaitez-vous toujours ?

— Je ne sais si je saurai me montrer à la hauteur de vos attentes..., bredouilla-t-il.

— Ce n'est point ce que je vous ai demandé. Voulez-vous de moi comme enseignante, et comme cavalière ? insista-t-elle avec un sourire, attendant sa réponse.

— Si vous êtes une professoresse aussi douée que vos mots sont charmants, je vous suivrai, quoi qu'il m'en coûte, jusques au bout du monde ! déclara-t-il avec emphase.

— Je suis touchée, confessa-t-elle en rougissant, que mon verbe trouve grâce à vos yeux, mais si je ne m'abuse, la flatterie ne vous rendra pas meilleur élève pour autant. Vous pouvez tenter d'amadouer mon cœur, mais pas mon indulgence. »

Ne sachant que rétorquer à cela, Friedrich se contenta de demander : « Que dois-je faire ?

— Tout d'abord, prenez ma main. Oui, comme cela, expliqua-t-elle, contrôlant visuellement les gestes de son nouvel élève. Maintenant, placez votre autre main sur ma taille. »

Il déglutit et s'exécuta, venant timidement placer ses doigts à l'endroit qu'elle lui indiquait, aussi délicatement que possible : le contact était chaud, à travers le satin. 

Celle-ci les attrapa doucement et les replaça, en appuyant davantage, avant d'ajouter : « Voyons, n'ayez pas peur, je ne suis pas en sucre. Laissez-vous faire, je vais vous apprendre une danse originaire de votre pays. » Puis, devant son air confus, elle poursuivit son explication : « Je ne pense pas que vous la connaissiez. Il vous faudra compter les pas, non pas jusqu'à deux comme il est d'usage ici, mais jusqu'à trois. Vous savez compter jusqu'à trois, n'est-ce pas ? » s'enquit-elle. La jeune femme semblant attendre une réponse de sa part, il opina du chef en espérant que cela serait suffisant. Avec un sourire, elle déclama : « Tout d'abord, avancez votre jambe droite, venez placer votre jambe gauche à la même hauteur, et enfin, laissez la droite la rejoindre. Puis réalisez le même mouvement en arrière : reculez la jambe gauche, puis la droite, et enfin, rejoignez-la avec la gauche. Il faut que vous visualisiez la forme d'un carré. Voilà, comme cela. Maintenant, nous allons essayer ensemble, prêt ? ». Cette fois, elle n'attendit pas la réponse et l'entraîna sans prévenir dans cette nouvelle danse.

MascaradeWhere stories live. Discover now