Capitulum Quartum

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En voyant le rideau se rabattre sur la scène, Elster ne bougea pas tant la voix du jeune homme l'avait subjuguée. Ce n'est que lorsqu'elle entendit les applaudissements redoubler qu'elle se rendit compte qu'il lui fallait partir : en effet, les autres spectateurs n'allaient pas tarder à sortir pour l'entracte, et elle ne pouvait pas prendre le risque d'être découverte. Comment pourrait-elle justifier sa présence, habillée comme une paysanne, en ce haut lieu dans lequel les plus grands noms de l'aristocratie française et européenne, jusqu'au Roi lui-même, se réunissaient ?

Elle se leva en hâte, et s'éclipsa aussi vite qu'elle put sans éveiller les soupçons, puis une fois arrivée dans la cage d'escalier, elle en descendit les marches quatre à quatre. Dans sa précipitation, la jeune femme en oublia de regarder devant elle et se heurta à quelqu'un : elle n'eut que l'occasion de voir le costume de l'inconnu avant de choir sur son séant. Le temps de reprendre ses esprits, elle comprit que le jeune homme masqué lui tendait la main avec un sourire bienveillant : presque machinalement, elle la saisit et, une fois sur pieds, balbutia un remerciement, surprise de se retrouver nez à nez avec le chanteur qui lui avait fait si forte impression.

Celui-ci ne répondit pas, mais lui adressa un signe de tête entendu accompagné de ce même sourire, avant de s'engager d'un pas rapide dans le couloir par lequel elle était arrivée. Il disparut au coin et, quelques instants plus tard, elle entendit une porte se refermer, déçue de ne pouvoir qu'imaginer ce qui, désormais, se cachait derrière.


Une fois seule, elle poussa un soupir de soulagement : surprise que sa couverture ait si bien tenu, elle s'étonna cependant qu'il fût parti si promptement. Après quelques instants de réflexion, elle se dit qu'il n'avait de toute manière aucune raison de rester, et par conséquent que cela n'avait rien d'étonnant.

Pourtant, elle regrettait de ne pas avoir pu échanger ne fussent-ce que quelques mots avec lui : elle le revoyait s'avancer sur la scène tel un prince, d'un pas lent et noble, si beau, si grand, si majestueux. À cet instant, son cœur s'était emballé, elle avait retenu son souffle, suspendue à ses lèvres, et dès la première note, elle s'était retrouvée charmée par sa voix si douce, si pure, si... unique, aspirée dans son chant, comme vibrant à la même fréquence que ses cordes vocales.

L'exécution n'était pas seulement excellente : elle était parfaite, et chaque note était un coup de pinceau de Dieu sur une toile qui se parait de mille couleurs. Le temps paraissait s'écouler au ralenti, ses yeux ne voyaient plus que lui : sa beauté ne résidait pas tant dans les traits de son visage qu'elle ne pouvait voir, que dans sa prestance, dans son attitude, dans ce qu'il dégageait. Il semblait briller comme entouré d'une aura, une aura de puissance et de douceur à laquelle elle se serait brûlée avec délices.

On eût dit un ange envoyé par le Ciel : les flammes des bougies lui faisaient une auréole, son habit ivoire semblait luire d'une lumière surnaturelle, et ses bras écartés étaient comme de longues ailes blanches qui n'attendaient qu'un mot de sa part pour se déployer, avant de s'envoler et de venir la rejoindre sur ce balcon où il ne chanterait que pour elle. Il était une étoile, un Soleil, brillant de mille feux et dardant de ses rayons la salle toute entière, pour venir instiller un peu de chaleur au fond des âmes et des cœurs. Il était son Soleil.

***

Une fois de retour dans sa loge, le chanteur se débarrassa de son long manteau sur le dossier du fauteuil, et poussa un profond soupir en s'asseyant face au miroir. Il enleva sa perruque puis, passant les mains derrière la tête, défit le ruban qui retenait son masque, avant de le déposer sur la console. Ensuite, il s'empara d'une éponge ainsi que d'un bol d'eau et entreprit d'ôter le rouge sur ses lèvres et le fard qui lui couvrait le visage. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il n'avait plus en face de lui Giovanni Carestini, mais seulement un jeune homme triste qui ne pouvait repousser l'appel du devoir plus longtemps.

Il finit de retirer les dernières pièces de son costume et enfila à la place une chemise blanche qu'il boutonna entièrement, à l'exception du bouton du haut, des hauts-de-chausses bleu marine retenus par une ceinture en cuir marron, ainsi qu'un pourpoint assorti. Il attacha ses cheveux à l'aide d'un fin ruban de soie. Enfin, il acheva la tenue en chaussant des bottes qui lui arrivaient aux genoux.

Il ferma les yeux et goûta à ses ultimes instants de liberté avant un certain temps : lorsqu'il aurait quitté la pièce, il serait à nouveau Friedrich von Amsel, contraint de jouer le rôle du petit courtisan dont toute la Cour louait l'intelligence et l'éloquence en dépit de sa jeunesse.

Ce n'était pas ce qu'il voulait, ce n'était pas ce qu'il avait choisi. Il serra les poings à s'en faire mal aux paumes, comme si la douleur pouvait l'aider à supporter le fardeau qui pesait sur ses épaules, avant de se résigner à son sort. Il se leva, fouilla dans sa poche à la recherche de sa chevalière puis, une fois qu'elle fut enfilée à sa main droite, ouvrit la porte et sortit.


Bien qu'il en portât une depuis de nombreuses années, il ne parvenait toujours pas à s'habituer au contact du métal froid sur son index qui lui rappelait sans cesse son rang, sa condition et son appartenance à une famille qu'il n'aimait pas : dès son plus jeune âge, il s'était interrogé sur les valeurs que ses précepteurs avaient tenté de lui inculquer à grand renfort de discours et de sermons interminables sur la prétendue vertu de ses aïeux.

« Vous savez, Jeune Maître, vous n'êtes pas un enfant ordinaire, et il ne sied pas à quelqu'un de votre rang de se comporter ainsi. En persistant de la sorte, comment pourrez-vous jamais défendre l'honneur, accroître le prestige, et assurer la longévité de votre maison ? Je vais vous remettre dans le droit chemin, moi, vous allez voir ! », récita-t-il en imitant, l'index levé, le laïus de Jeanne, feue sa pauvre nourrice, qui se retournerait dans sa tombe si elle voyait ce qu'il était devenu.

Il eut une pensée émue et pleine de nostalgie pour celle qui avait été, tout au long de son enfance, la seule personne adulte à lui avoir toujours parlé avec bienveillance. Il la revoyait avec son éternel tablier blanc, ses cheveux mal coupés et son visage rougeaud, le dominant de toute sa taille — ce qui n'était guère difficile, au vu du nombre limité de ses années, à l'époque —, mais éprouvant déjà toutes les difficultés du monde à le réprimander. Un sourire étira ses lèvres au souvenir des trésors de patience qu'elle avait dû déployer pour supporter ses frasques et son indiscipline. Elle avait raison, en un sens : même si elle ne l'avait probablement pas entendu ainsi, il n'avait pas été un enfant comme les autres, et force était de constater qu'il ne l'était toujours pas.

Il se sentit pris d'un étrange amusement devant l'ironie de la situation et, après avoir tenté de le contenir, s'y abandonna : le rire nerveux se changea en fou rire qu'il eut toutes les peines du monde à calmer. Lorsqu'il y parvint enfin, ses côtes et ses abdominaux lui faisaient mal, et il dut essuyer les quelques larmes qui avaient perlé au coin de ses yeux. C'est le sourire aux lèvres qu'il reprit son chemin d'un pas léger : il longea le théâtre, traversa le Parc et arriva enfin au château.

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