Chapitre 2

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Cette nuit, je n'ai pas rêvé. À vrai dire, je n'ai pas non plus beaucoup dormi. Le haut-parleur s'allume et comme tous les matins, nous devons nous rendre en salle de réveil. À la fin du message, le décompte démarre, il est temps pour moi de me préparer.
Malgré le manque de sommeil, je me sens mieux qu'hier. Je fais un effort vestimentaire, comme pour m'encourager à ne pas me laisser aller. J'enfile un T-shirt noir qui tombe sur les épaules, une jupe cintrée grise et attache mes cheveux en une demi-queue soignée. Je suis en avance et en profite pour m'observer quelques secondes dans le miroir. Mes joues sont légèrement plus creusées que d'habitude, peut-être ai-je perdu un ou deux kilos. Je pince mes pommettes pour leur apporter un peu plus de couleur et donner l'illusion d'une fille en forme. La moindre variation de poids peut me valoir une convocation en salle de règlement, on ne plaisante pas avec notre santé.
J'aperçois 899 derrière moi, l'air perdu. Assise en tailleur sur sa banquette, elle n'est toujours pas prête. Elle paraît ailleurs, bouleversée, et lorsque je jette un œil à l'horloge, je constate avec panique qu'il ne lui reste que 2 minutes et 13 secondes pour se rendre au point de rendez-vous. Sans attendre, j'abandonne mon reflet dans la glace et lui apporte mon aide, lui préparant ses vêtements le temps qu'elle se coiffe. Des cernes bleutés encerclent ses yeux gonflés par la fatigue. Habituellement si belle et souriante, elle me paraît tout à coup éteinte. Son regard croise le mien et je lui souris, comme la veille lorsqu'elle m'avait juré que nous serions toujours là l'une pour l'autre, et je crois que ça l'apaise. Un peu.
Nous traversons en ligne les couloirs menant à la salle de réveil. Je remarque devant moi que 899 a retrouvé un peu de son entrain. Elle avance d'un pas plus sûr et son allure a retrouvé son élégance habituelle. Je sais que c'est un rôle qu'elle a décidé de jouer, et c'est nécessaire, devant nos mentores nous ne devons jamais rien laisser paraître.
La sonnerie retentit, nous sommes déjà toutes installées. Après notre traitement et notre repas, la régente prend la parole pour nous annoncer le programme du jour. Ce matin, nous allons être « marquées ». En réalité, nous devons nous faire tatouer nos numéros sur le corps en signe de reconnaissance, au cas où la réinsertion ne se passerait pas comme prévu. Je ne crains pas particulièrement la douleur, mais l'idée de porter un numéro indélébile me paraît contradictoire avec le programme même de la réinsertion. Comment démarrer une nouvelle vie si l'ancienne nous colle à la peau ?
Nous arrivons dans la salle d'attente. Nous sommes par groupes de vingt, de 881 à moi-même. Je suis la dernière à passer et il n'y a rien de pire que d'assister à chacune des réactions de mes sœurs une fois le travail terminé. Elles sortent toutes de la petite pièce en portant les mêmes traits impassibles et énigmatiques, créant un stress supplémentaire à cette situation déjà trop anxiogène à mon goût. 899 rentre enfin dans la salle et je la suis des yeux, espérant croiser son regard une dernière fois avant notre supplice.
Une boule s'installe au fond de mon ventre, je suis la prochaine.
Je chéris l'orphelinat. Plus que tout. Et mon souhait le plus cher serait de ne jamais quitter ce lieu, mais parfois, j'ai comme l'impression d'étouffer. Cette pensée est rare, et peut-être même stupide quand on sait ce que la régente a sacrifié pour nous. Mais nous a-t-on seulement demandé un jour ce que nous, nous souhaitions ?
Ne soit pas égoïste, 900... Il ne s'agit pas de toi, mais de l'humanité...
899 quitte la petite pièce qui m'accueillera bientôt. Elle porte son masque, indifférent et froid. Elle ne me regarde pas. Je la suis des yeux, une fois de plus, elle ne se retourne pas, puis je la perds de vue lorsqu'elle quitte le couloir.
Pourquoi ne m'a-t-elle adressé aucun regard ?
Je suis désormais seule. Je me surprends à gesticuler sur ma chaise. L'angoisse m'envahit, mes mains tremblent à leur tour. Pourquoi un simple marquage me met-il dans un état pareil ?
Une voix m'appelle.
— Le numéro 900 !
La femme approche dans l'entrebâillement de la porte, réajustant ses énormes lunettes sur son nez.
— Le numéro 900 ! Mademoiselle ?!
— Je... Oui. Je ne vous avais pas entendue.
— Il serait temps de vous réveiller, ricane-t-elle. Aujourd'hui est un grand jour ! Vous allez enfin être marquée ! Veuillez vous asseoir sur cette table et ôtez votre T-shirt, je vous prie.
Cette femme, je ne l'avais jamais vue auparavant. Peut-être fait-elle partie des quelques rescapés travaillant au conseil pour notre réinsertion. Malgré tout, ce nouveau visage ne m'inspire pas confiance. Aussi souriante soit-elle, je sens derrière ses fausses politesses, une sorte de perfidie inexplicable. La pièce est minuscule. Tout juste de quoi installer une table d'opération, un siège à roulette et une étagère remplie de bouteilles colorées et d'aiguilles de toutes tailles. On croirait passer la visite médicale semestrielle, sauf qu'ici l'atmosphère m'apparaît plus lourde et peu rassurante. Je m'installe sur la table, mon corps à son entière disposition, et je remarque des sangles fixées aux quatre coins.
— V... Vous allez m'attacher ?
Ma voix est tremblante, presque inaudible.
— Pas si tu restes calme et n'essaies pas de te débattre. C'est un travail minutieux, tu ne dois pas bouger.
Le ton de sa réponse accroît ma panique soudaine. Peut-être est-ce réellement douloureux ? Il faut que je chasse cette pensée, que je retrouve mon sang-froid. Elle n'avait pas mis plus de 10 minutes entre chaque fille, c'est un dur moment, mais il sera bientôt terminé. Au même instant, je lève les yeux, le compte à rebours se déclenche : 8 minutes.
La femme approche, ajustant ses gants de latex en un claquement sourd, et sans ménagement, s'empare de l'aiguille reliée au récipient contenant l'encre et m'enfonce l'engin dans le bas du ventre. J'étouffe un cri. La douleur n'est pas insurmontable, mais ses gestes sont si brusques et indélicats que je me sens comme humiliée. Elle aurait pu faire preuve d'un peu de douceur, mais à l'inverse elle me triture la peau comme on marquerait un animal. Je crois apercevoir un léger sourire au coin de sa lèvre lorsque je ravale in extremis un sanglot et il ne m'en faut pas plus pour la détester de tout mon cœur. L'aiguille tourne dans tous les sens et me griffe le ventre à chaque passage, réveillant la douleur chaque fois que je la crois terminée. Le temps passe si lentement que j'ai la sensation d'être entre ses mains depuis déjà une heure. Une larme coule le long de ma joue et vient s'écraser sur le papier qui protège la table. Les derniers allers-retours de l'aiguille sur mon ventre sont de plus en plus insupportables. Ma peau est incandescente, ma mâchoire endolorie d'avoir trop serré les dents, et tout à coup je ne désire plus qu'une chose : fuir. Fuir cet endroit.
— Et voilà ! C'est fini ! déclare-t-elle en chœur avec l'alarme annonçant le même message.
Délivrée, je prends une profonde inspiration, comme réveillée en sursaut d'un cauchemar dans lequel je me noyais. Je ne daigne pas un seul instant poser mes yeux sur son travail. Je la laisse me recouvrir la peau d'un bandage et remets mon T-shirt hâtivement. Sans lui adresser un seul regard ni la moindre parole, je quitte la pièce précipitamment, pressée de mettre le plus de distance entre elle et moi.
Après quelques secondes de fuite, je ralentis l'allure, reprenant mon souffle, et pour la première fois de ma vie le besoin vital d'être seule me submerge. Sans réfléchir, je m'arrête et plaque mon dos contre le mur du couloir. Je me laisse glisser, les jambes flageolantes, pour enfin m'asseoir sur le tapis rouge. Un cocktail d'émotions m'envahit tout à coup, moi qui ai pourtant toujours su me contrôler. Je ressens l'envie de crier, pleurer, rire, m'enfuir, cogner contre les murs. Des sentiments contradictoires, signes de tant de confusion. Je contiens ma frustration autant que possible, mais cette fois-ci elle est trop forte. Elle gagne. Alors, je me laisse dompter par la colère et la tristesse. Je leur octroie un moment de liberté et m'autorise à verser quelques larmes. Un unique instant de faiblesse. Le premier et le dernier.
Et je comprends que je suis totalement perdue... Pour la première fois, mes certitudes se trouvent ébranlées.
Perdue, perdue, perdue...
Comment peuvent-elles nous abandonner ainsi ? Nos mentores. Après dix-sept années passées à nos côtés, à nous élever comme leurs propres enfants, elles nous lâchent en pleine nature, nous laissant livrées à nous-mêmes, au milieu de prédateurs incontrôlables, au cœur de l'inconnu. Nous ont-elles seulement un jour aimées ? Elles qui nous ont menti... Et comment pourrais-je, moi, continuer d'aimer ceux qui nous abandonnent ? Ce tatouage est le symbole cruel d'une vie qui ne sera plus la mienne, à quoi bon me rappeler ma jeunesse si c'est pour me l'arracher ?
Je balaye le couloir des yeux. Il est sombre et vide, comme mon esprit à cet instant. Seuls des murs de pierres et un tapis rouge criard, faiblement éclairés par la lumière du plafond égrenant les heures, ornent ce tunnel infini. C'est à ce moment que je remarque avec stupeur qu'il ne me reste que 10 secondes pour atteindre la salle de réflexion.
Oh non !
Un sursaut me traverse le corps. Mon cœur s'emballe, je sais que je n'arriverai pas à temps. Je n'ai jamais été en retard, j'ai toujours respecté les horaires !
Mais il est trop tard. En un son strident, l'alarme retentit, suivie du haut-parleur.
— Numéro 900, vous êtes attendue en salle de règlement immédiatement !
Mes yeux s'écarquillent.
Non, non, non !
Quelle sera ma sanction ?
Je voudrais disparaître, trouver un endroit où me réfugier et ne jamais en revenir. Certaines sœurs n'ont pas refait surface avant plusieurs jours après avoir enfreint le règlement et quand elles sont réapparues, subitement, elles étaient toujours changées. Pour nos mentores, la discipline passe tout d'abord par la ponctualité et je sais qu'à cet instant j'ai enfreint une règle des plus importantes.
— Numéro 900 ! Veuillez vous lever et rejoindre la salle de règlement sans plus tarder ! On ne fait pas attendre la régente !
Un décompte m'indique 3 minutes. Si je dépasse celui-ci, mon châtiment sera sûrement pire. Alors je me lève, prends une grande inspiration, vide mon air et cours du plus vite que je peux jusqu'au bureau de la régente. Je m'essouffle à chaque enjambée, je sens les battements de mon cœur résonner dans mon crâne et l'air glacial que je respire me brûler les poumons. J'observe au même moment le plafond et remarque qu'il me reste moins d'une minute pour atteindre mon but. Dans l'effort, mon tatouage s'enflamme plus intensément et j'essaie de faire abstraction de la douleur. Au bout de quelques secondes, j'arrive enfin devant ce qui sera mon calvaire. Au fond d'un couloir sans fin, une large porte en bois ancien ornée de plaques d'acier me sépare du châtiment. Il ne me reste plus que quelques secondes pour reprendre mon souffle et je frappe enfin.


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Coucou !!!!!

Voila la suite... A Peine modifiée ;) 

900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now