Chapitre 14

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Enfin douchée et habillée, je sors de mon appartement et prends la direction du célèbre restaurant du ciel. 410 et moi avons convenu de déjeuner ensemble ce jeudi midi.
Avant-hier, en rentrant de l'hôpital, j'ai mis plusieurs heures à sécher mes larmes. Cette fille, 700, avait l'air tellement abattue. Je n'arrive toujours pas à effacer son visage effrayé de ma mémoire. Ce qui me console, c'est de savoir, au plus profond de moi, que je la retrouverai. Je donnerais tout pour cela. J'ai besoin de savoir. Comment une fille de ma génération peut-elle se retrouver en plein cœur d'une bagarre si sanglante ?
Hier, en retournant à la clinique, j'appréhendais de recroiser le docteur Shuffler. Après m'avoir trouvée en larmes la veille, la docteure Anand avait décidé, à ma plus grande frustration, de m'affecter en réserve. J'avais passé la matinée à référencer les stocks de notre service : seringues, fioles, médicaments... Ce qui ne m'avait pas empêchée d'entendre de loin l'affolement aux urgences. Trois nouveaux cas d'agression et toujours de ma génération. Je veux bien que le hasard s'acharne sur nous un temps. Mais je connais ma génération. Je connais notre éducation et aucun d'entre nous ne peut se trouver dans une telle situation sans raison. Je ne reprends le service que dans cinq jours et d'ici là je dois comprendre.
Comme à son habitude, 410 est en avance. Sa chevelure rousse flamboie sous le soleil estival. Assis sur la rambarde en acier de l'immeuble, il contemple la ville, rêveur.
— Salut ! je lui lance d'un ton enjoué.
— 900 !
Il sourit à son tour et me prend dans ses bras.
Cette soudaine proximité me gêne un instant. C'est la première fois qu'un contact avec un homme est aussi intime et même si 410 n'est qu'un ami je ne peux m'empêcher de trouver la situation inconfortable.
Il le ressent et me relâche aussitôt.
— Il paraît que du toit de l'immeuble, la vue est renversante ! poursuit-il. Suis-moi !
410 se rapproche alors des portes tandis que celles-ci se rétractent vers le haut pour permettre l'entrée. Un escalier entièrement vitré se dresse devant nous et nous le montons en silence, admirant le lieu. Le bâtiment est entièrement vide. Il n'y a aucun étage, seul l'escalier que nous empruntons menant vers le toit remplit le gratte-ciel. Les murs blanc immaculé sont d'une luminosité à couper le souffle et lorsque je lève la tête j'en comprends les raisons. Le toit lui aussi est vitré. Des centaines de chaussures foulent le sol au milieu de tables et de chaises. Une fois en haut, je réprime un sentiment de vertige en surplombant ce bitume transparent. Si la vitre se brise, c'est la mort assurée.
C'est fascinant, troublant, angoissant.
J'évite de regarder à mes pieds et suis 410 qui s'arrête enfin vers une table près de la rambarde du toit. Effectivement, la vue est imprenable. 410 et moi-même restons silencieux, les yeux plongés sur cette ville miniature vue d'ici, et qui pourtant me paraît oppressante en son cœur. Ce doit être l'un des bâtiments les plus hauts et c'est à cet instant que je réalise que nous nous situons au milieu de nulle part, au milieu du néant. Au-delà, je ne vois rien d'autre que des forêts, des plaines et des champs à perte de vue. Le contraste de cette ville ultra moderne face à la nature qui nous entoure est aussi fascinant qu'effrayant. Nous sommes seuls. Nous, les générations réparatrices. Nous vivons sur un grain de sable au milieu de l'océan.
— Alors ? demande-t-il, le sourire aux lèvres.
— C'est magnifique...
Durant les heures qui suivent, 410 et moi parlons de tout autour d'un déjeuner exquis servi et préparé par les apprentis formés par les quelques rescapés au service du conseil. Ils ne sont pas beaucoup, mais lorsque ce ne sont pas des engins, ce sont eux qui assurent le bon fonctionnement de la ville jusqu'à ce qu'on les remplace. Bizarrement, ils ne cherchent pas à nous connaître, se contentent de nous enseigner leur savoir, de prendre en compte nos demandes et d'y répondre. Ce sont des hommes et femmes en apparence, mais ils ont tout d'une machine tant ils sont effacés. Après l'excellent repas, nous nous sommes installés sur un banc, le regard toujours autant captivé par cette vue. Il m'a raconté son adolescence à l'orphelinat et je comprends qu'il a vécu notre vie à l'identique. Le même apprentissage, les mêmes règles, le même entêtement à vouloir nous garder dans l'ordre, à suivre un décompte. Mais à l'inverse de moi, je sens une pointe de nostalgie dans ses paroles. Il semble regretter sa vie passée et j'en éprouve de la peine. Plus la réinsertion avance et plus je réalise combien nous avons été privés de nos libertés. Il n'a pas encore ses repères, moi non plus, mais ça viendra, j'en suis sûre.
— Je la sens mal cette réinsertion, 900, marmonne-t-il, nerveux.
— Moi aussi, je murmure, les yeux dans le vague. Moi aussi...
Après avoir contemplé le magnifique coucher du soleil, nous avons pris le chemin de mon appartement, 410 ayant insisté longuement pour me raccompagner jusqu'à chez moi.
— Tu peux entrer, je murmure à 410, planté timidement devant la porte de mon studio.
Il s'exécute avant d'observer mon salon avec intérêt.
— C'est donc ici que tu vis, dit-il tout en déposant sa veste en lin sur le porte-manteau de l'entrée. C'est très joli.
— Je te sers quelque chose à boire ? je lui demande en espérant le mettre plus à l'aise.
— Je veux bien un verre d'eau, merci.
410 est un garçon très pudique. Même si nous partageons beaucoup de moments ensemble depuis la réinsertion, je ressens parfois une gêne entre nous. Et à cet instant, elle est étrangement palpable. Je l'observe prendre place sur le canapé. Son regard vide et perdu me saute aux yeux. Il cache quelque chose et j'espère le découvrir rapidement.
— Tout va bien ? je demande naïvement tout en remplissant son verre d'eau.
— Très bien. C'est juste bizarre d'être chez toi. Enfin tous les deux, murmure-t-il d'une voix timide tout en ricanant avec embarras. Enfin, il y a encore un mois je ne m'imaginais pas...
Un violent coup, puis deux retentissent au même instant à ma porte, coupant 410 dans son élan.
— Qui est-ce ? m'interroge-t-il, inquiet.
— Je... Je ne sais pas.
Je quitte la cuisine et me dirige fébrilement vers l'entrée, 410 me suivant de très près. Je jette un œil derrière moi, croisant le regard curieux de mon ami avant d'enfin me décider à ouvrir.
Mon souffle se bloque dans ma gorge devant la silhouette qui se dessine dans l'embrasure de la porte. Mes jambes se dérobent sous moi tant je suis surprise par cette visite que je n'espérais plus. Je reste muette à observer ces yeux bleu marine me sonder intensément.
— Ugo, je réussis tout juste à articuler.
— 900, murmure-t-il d'une voix presque inaudible. Je dérange ?
— Non pas du tout ! Enfin, j'étais avec 410 et il allait partir.
À l'instant où je prononce ces mots, je sais que je vais le regretter. Moins d'une seconde s'est écoulée et je me sens déjà coupable de virer mon ami sans explication, contrariée qu'il puisse me croire capable de l'abandonner pour un sans-gêne, mais je n'ai pas le choix. Ugo est là aujourd'hui, maintenant, et je devine qu'il ne reviendra pas de sitôt si je le congédie. Et les réponses, il me les faut.
— 900 ? Je peux te parler quelques minutes ?
410 m'attrape la main et me tire dans le couloir de l'étage. C'est sans broncher, encore sous le choc de cette visite tardive, que je le suis. Lorsqu'il me mène hors de l'appartement, je rencontre le regard d'Ugo, curieux, avant de frôler accidentellement sa main avec la mienne. Lorsque cet infime contact prend fin, Ugo entoure mon poignet de ses doigts.
— Je t'attends à l'intérieur, d'accord ?
J'acquiesce d'un hochement de tête et me laisse guider par 410 jusqu'à l'escalier.
— Qu'est-ce que tu fais, 900 ?
410 me scrute d'un regard indéchiffrable. Je ne saurais dire si c'est la colère ou la déception qui l'habite. J'aimerais tout lui expliquer, mais je ne peux pas. Contrairement à 899, 410 ne serait jamais capable d'accepter les raisons qui me poussent à me rapprocher d'Ugo et des membres de sa génération. Je cherche une explication à lui donner, mais rien ne vient. Aucune raison valable, plausible, logique ne lui conviendrait. Il me connaît de mieux en mieux, il sait à quel point j'ai du mal à m'intégrer, à quel point je redoute la deuxième génération.
— Comment sait-il où tu habites ? Il est déjà venu ici n'est-ce pas ? Après le Club 47, tu es venue ici avec lui ?
Son regard est maintenant empli de peine et je m'en veux. Je m'en veux de le décevoir à ce point, de ne pas être cette amie fidèle qu'il pensait avoir trouvée il y a quelques jours.
Alors je lui mens.
— Non ! Non, 410 ! Il n'est jamais venu ici. Je t'expliquerai plus tard, mais tu n'as pas à t'en faire, je réponds, un sourire forcé au coin des lèvres, espérant dissiper ses doutes.
900, je m'inquiète. Tu comptes beaucoup pour moi et...
— Écoute, je l'interromps. Tu es comme un frère pour moi et, crois-moi, s'il y avait quelque chose d'inquiétant, tu serais le premier informé. D'accord ?
J'observe sa réaction et décèle une once de tristesse dans ses yeux vert émeraude. Je dois le laisser et couper court à notre discussion. Alors je recule, malgré moi.
— On se voit demain, je murmure, la culpabilité me prenant aux tripes.
Je le regarde un instant s'éloigner dans l'escalier, referme délicatement la porte derrière moi et souffle quelques instants, espérant retrouver un semblant de contenance. Lorsque je rejoins le salon, Ugo est déjà installé sur mon canapé, une bière à la main. Il porte une veste en cuir noir qui lui donne un air encore plus inquiétant. Cet homme me fait peur autant qu'il me fascine.
— Je pensais que tu ne viendrais pas, je souffle enfin dans sa direction.
— Je ne pensais pas non plus venir, répond-il, tout en retirant sa veste et en se levant pour se diriger vers moi, d'une lenteur intimidante.
— Encore lui, poursuit-il, le regard ancré dans le mien.
— 410... Il s'appelle 410.
Il me sourit alors, me regardant droit dans les yeux.
Pour la première fois, je m'autorise à l'observer moi aussi. J'ai beau avoir côtoyé les hommes de loin pendant près de deux semaines, avoir passé du temps en compagnie de 410, c'est la première fois que j'en détaille un avec autant d'attention. Et tant pis s'il me trouve bizarre. S'il se permet de me scruter sans gêne, alors je peux en faire autant. J'étudie alors sa silhouette en commençant par ses longues jambes visiblement musclées sous son pantalon gris anthracite. Je m'arrête un instant sur son buste, analysant sa carrure, ses épaules et son torse dessinés sous sa chemise blanche. Mon regard s'attarde ensuite sur la peau dénudée de ses avant-bras que ses manches retroussées laissent apercevoir. Puis sur sa large main, sur ses doigts fins qui enserrent sa bière. Je remonte enfin vers son visage, sa mâchoire légèrement prononcée, ses lèvres humides, et pour finir, ses yeux bleus brillant d'une lueur aussi sombre que profonde, toujours ancrés dans les miens.
Il ne s'est passé que quelques secondes, pourtant je me sens maintenant embarrassée d'avoir assouvi une curiosité absurde avec autant d'effronterie. Mes joues s'échauffent et je manque de rire nerveusement lorsque je remarque son sourcil froncé, l'air de dire « Qu'est-ce qui t'arrive ? ».
Me cachant derrière le réfrigérateur à la recherche d'une bière pour dissiper mon malaise, je prends la parole.
— Tu as des choses à me dire, Ugo. Alors ?
Je me relève enfin à la recherche d'un ouvre-bouteille lorsque je l'aperçois juste derrière le bar, assis sur le tabouret.
— Tu as des questions, 900. Moi, non. Alors, pose-les.
Je triture la petite bouteille en verre d'une main tremblante et au bout de plusieurs tentatives, Ugo me la subtilise effleurant mon poignet du bout des doigts avant de la décapsuler d'un geste affirmé.
— Je t'écoute, reprend-il avec plus de douceur cette fois-ci, tout en déposant la bière face à moi, sur le comptoir.
J'inspire profondément et démarre mon interrogatoire.
— Pourquoi ne voulais-tu pas nous voir au Club 47 ?
Sa mâchoire se crispe, il porte alors sa bière à ses lèvres avant de répondre.
— Certains membres de ma génération ne vous portent pas dans leur cœur.
— Sois plus clair.
— Ils ne veulent pas de vous dans cette ville.
Mon estomac se tord un instant et à mon tour j'avale une gorgée de bière.
— Ça, j'avais compris. Mais pourquoi ? je demande, légèrement en colère.
— Moi-même, je ne comprends pas... Je sais seulement qu'ils n'ont pas encaissé le fait qu'il y ait d'autres générations réparatrices.
— Et qu'est-ce que ça change pour eux de ne pas être les seuls ?
Ma gorge se serre, mon pouls s'accélère et ma voix se fait de plus en plus grave. Est-ce vraiment pour cette raison stupide que ma génération subit des attaques ?
— Je ne sais pas. C'est une question d'ego, j'imagine, souffle-t-il, pensif. Quoiqu'il en soit, les questions que tu poses ne sont pas les bonnes, 900.
Je termine ma bière, décidément agacée par ses propos.
— Alors je t'écoute.
— Ce qui importe c'est ce qu'ils sont capables de faire. Notre génération compte beaucoup plus de membres que la vôtre et certains d'entre nous sont imprévisibles. Ils sont motivés par la haine depuis toujours. Nous avons grandi sans règles, 900, sans réel mentor. Les seuls adultes qui nous accompagnaient n'étaient pas des modèles à suivre. Certains étaient plus mesurés que d'autres, mais la plupart étaient des hommes violents qui n'hésitaient pas à lever la main sur les plus faibles d'entre nous. Ils pensaient que c'était là le seul moyen de nous endurcir.
Il soupire un instant, passant sa large main dans ses cheveux ébène puis reprend :
— Ils n'ont peur de rien et sont capables du pire. Pour être clair, nos chefs vous considèrent comme des plaies et certains d'entre eux ont réussi à nous faire vous détester. Si vous restez discrets, je pense qu'ils ne chercheront pas à vous provoquer, mais si vous commencez à vous intégrer à notre génération, si vous empiétez sur ce qu'ils considèrent comme leur espace, leur besoin de pouvoir réveillera leur agressivité.
— « Leur espace » ? je répète, étonnée.
— Notre génération n'est pas très conventionnelle. Nous vivons d'excès, 900. Nous ne connaissons pas les petites vies sages que vous menez chaque jour. Nous vivons la nuit, d'alcool, de drogues, de fêtes, de bagarres, de défis, de violence, de sexe...
Il sourit un instant et je ne peux m'empêcher de rougir malgré la colère que je ressens.
— Pour eux, ce monde leur appartient. Les bars, les clubs, la ville tout entière au coucher du soleil. S'ils vous y voient, ils marqueront leur territoire et crois-moi, ils ne se contenteront pas de vous mettre en garde.
Je me lève alors et marche rageusement à travers l'appartement, espérant trouver une issue, une échappatoire. Je dois me rapprocher de cette génération qui me répugne, me révulse, aller à l'encontre de mes convictions, me forcer à être celle que je ne suis pas, à créer des liens dont je ne veux pas. Et non seulement cette mission est insoutenable, mais elle est dangereuse ?
Je m'immobilise un instant et remarque Ugo, debout, sourcils froncés, m'observer d'un air indéchiffrable. Soucieux ?
— Je ne m'arrêterai pas de vivre à cause d'eux.
Ces mots sortent de ma bouche, froidement, sans réfléchir, et m'étonnent moi-même. En réalité, je bouillonne de l'intérieur et découvre un trait de ma personnalité que je ne connaissais pas encore. On s'attaque à ma génération. Cette fille, 700... Je ravale un sanglot. Il est hors de question que l'on s'empêche de vivre à cause de quelques barbares. On m'a déjà tellement dicté ma vie au millimètre près : mon heure de réveil, de dîner, de coucher, l'ordre dans lequel je devais me ranger, en passant par mon aspect physique, jusqu'à marquer mon corps d'un numéro car je ne porte même pas de nom... Je ne suis qu'un fichu numéro !
— 900... murmure-t-il en s'approchant de moi.
À cet instant, il a perdu sa froideur, son indifférence. Ugo semble inquiet, mais je veux l'ignorer, trop accaparée par la colère qui m'habite.
— Nous ne sommes même pas une menace pour vous... je soupire.
— Je sais.
Il s'avance vers moi et sa haute stature me perturbe aussitôt. Je sais qu'il ne me fera aucun mal, sinon pourquoi prendrait-il la peine de me mettre en garde ? Il me bouleverse. Cet homme est clairement plus vieux, c'est un aîné de sa génération et son caractère est des plus énigmatiques. Il est froid, distant, parfois agressif, indifférent, malgré tout il sait se montrer prévenant, sensible et soucieux des autres. Comment peut-on susciter des sentiments si contradictoires ?
— Tu devrais y aller, je murmure dans un souffle, évitant son regard. Merci, Ugo.
— Bien.
Il n'insiste pas. Je fixe la moquette brune et entends ses pas s'éloigner petit à petit jusqu'au palier, le claquement bref et léger de la porte s'étouffant dans le silence pesant de mon appartement. Je m'installe alors dans mon lit, espérant trouver le sommeil au plus vite, mais il ne vient pas.
Quelques heures plus tard, je m'endors enfin, des yeux bleus veillant sur mon sommeil, le visage d'une femme penché au-dessus de moi m'enveloppant de son amour...

900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now