Chapitre 15

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Nous sommes lundi et voilà plus d'un mois que la réinsertion a débuté. D'ici quelques minutes, la régente doit m'appeler, mais je suis incapable de lui répondre. Nos trois derniers appels m'ont totalement mise hors de moi. Sa voix douce et mielleuse, sa fausse compassion face aux événements qui nous menacent me donnent la nausée.
Les attaques contre ma génération sont de plus en plus fréquentes, mais je n'en connais toujours pas les raisons. Du moins, aucune ne me semble valable. À l'hôpital, voilà trois semaines que des victimes d'agressions se font prendre en charge jour après jour. Toutes restent murées dans un silence frustrant. J'ai bien essayé pourtant d'en questionner quelques-unes. Certaines évitent la confrontation tandis que d'autres s'entêtent à inventer des raisons insensées, improbables. J'aurais aimé recroiser Ugo, lui demander plus d'informations, de l'aide même. Mais il est introuvable. Bien que je ne l'aie pas réellement cherché.
Alors ce soir, la régente, je ne veux pas l'entendre. J'en suis incapable. Je ne peux plus être son pion quand le chaos nous menace et s'empare insidieusement de la ville. Et la dernière mission dont elle m'a chargée, récupérer les études de la docteure Anand, me faufiler dans son bureau et récupérer ses notes, c'en est trop. Beaucoup trop pour moi. Quand la seule personne digne de confiance, pleine de compassion, de générosité, devient la cible de la régente, je ne peux me résoudre à obéir aveuglément à ses ordres. Je hais la deuxième génération, leur violence avérée, leur suffisance. Contre eux, je suis prête à tout. Contre la docteure Anand, non. Je démissionne. J'abandonne. J'ai pourtant essayé. Lors de notre dernière conversation, la régente semblait nerveuse, son ton était menaçant, inquiétant. J'avais reçu l'ordre de récupérer cette semaine au plus tard le journal de bord que la docteure Anand tient pour le conseil. Toutes ces informations ultra confidentielles sont enfermées dans l'un des tiroirs de son bureau, solidement cadenassé. J'avais cru comprendre que ces notes étaient essentielles pour notre sécurité, que la régente en avait besoin dans l'unique but de nous aider. Cependant, j'en doute. La détermination et la haine que j'avais perçues au bout du fil laissaient entrevoir des considérations autres et non avouables, bien différentes de notre simple problème de réinsertion désastreuse. D'ailleurs, lorsque j'avais voulu l'informer des attaques menées contre notre génération, elle n'y avait accordé aucun intérêt et avait très vite recentré la discussion sur ma mission.
Alors oui, j'avais essayé. Ce mercredi, dans un élan de courage, dans l'espoir d'en terminer, me libérer enfin du poids qui pesait sur mes épaules depuis trois semaines, j'avais profité de son absence pour m'introduire dans son bureau. J'avais subtilisé une scie chirurgicale pour sectionner le cadenas. Je m'étais d'abord assise sur son siège en cuir. Son parfum de rose omniprésent dans la pièce avait fait remonter ma culpabilité : j'allais trahir la seule personne en qui j'avais réellement confiance. La tête entre les mains, j'avais attendu des minutes entières, respirant l'odeur réconfortante de cette femme et au moment où j'allais actionner la scie électrique, mes yeux emplis de larmes se sont posés sur un minuscule cadre retourné, face contre le bureau.
Les mains tremblantes je l'avais empoigné et les larmes s'étaient mises à inonder mes joues à la vue de la photo de la docteure Anand, jeune, à environ vingt-cinq ans, peut-être moins, sa longue chevelure rousse tombant délicatement sur ses épaules, un sourire heureux sur son visage. Un homme l'entourait par la taille, le visage tourné vers elle avec tendresse. Dans ses bras un enfant, un petit garçon de trois ans tout au plus. Le verre du cadre était brisé. Je l'ai imaginée alors, elle, dans ce qui me semblait être la vie idéale : une maison au milieu des bois, un mari, un fils. Elle avait toute la vie devant elle, le bonheur à portée de mains. Elle avait une famille et aujourd'hui elle était seule.
Séchant mes larmes, j'avais alors quitté la pièce dans la précipitation, incapable de trahir cette femme. J'ai décidé alors de mettre un terme à cette mission. Le téléphone au creux de mes mains se met à sonner. Cette sonnerie que je déteste, que je ne peux plus entendre, me submerge et me fait frissonner de dégoût. Elle se prolonge, se répète inlassablement, une fois, deux fois, trois fois. Je ne compte plus.
De toute façon, jamais la régente ne pourra mettre ses menaces à exécution. À des milliers de kilomètres, elle ne peut plus rien contre moi. Plus rien du tout. Je jette le téléphone maintenant silencieux de l'autre côté de la pièce et m'enfonce dans mon lit, la couette recouvrant mon corps jusqu'à mon visage. Je repense à elle. À 700. J'ai essayé de la retrouver. Je suis allée jusqu'à son appartement. Il n'a pas été difficile pour moi de le trouver. Nous sommes parquées dans des résidences par dortoir dans l'ordre de nos numéros. Mais il n'y avait personne.
Je récupère sur ma table de nuit le roman de Rose et relis un de mes passages préférés avant de m'endormir d'épuisement.

— 900 ! Ouvre-moi !
Camélia ? Qu'est-ce que Camélia fait devant chez moi ?
— J'arrive ! je crie, les yeux encore embués de sommeil.
Je me dirige à pas lents vers la porte lorsque je repère un papier froissé sur la moquette.
— Ouvre ! Merde !
Tremblante, je récupère la feuille blanche que je déplie en vitesse.
-410 pourrait être le prochain... La prochaine fois, répondez. M-
Oh bon sang ! C'est Martha. C'est une note dictée par Martha !
— C'est bon, je t'ouvre !
J'enfouis la note dans un de mes tiroirs et ouvre enfin la porte.
Je ne peux réprimer un cri.
— 899 ? Merde ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
Tant pis pour les grossièretés, mon amie a la lèvre gonflée, elle est totalement décomposée, en pleurs dans les bras de Camélia.
— Elle est sortie tôt ce matin et en remontant chez elle quelqu'un a saccagé son appartement. Les jumeaux rangent le bordel à côté. Malheureusement quand elle est rentrée, ce connard était toujours chez elle, il lui a mis un coup dans la mâchoire pour l'assommer. T'as rien entendu ?
Bon sang... C'est la régente. Tout ça, c'est ma faute !
— Non, Camélia, non, je n'ai rien entendu ! Tu penses bien que je serais sortie, j'aurais fait quelque chose.
Les mains tremblantes, je voudrais récupérer 899, la faire entrer dans mon appartement, mais je reste paralysée, totalement sous le choc.
— 900. C'est bon... Plus de peur que de mal. Mais pour l'instant 899 reste avec toi, elle n'a pas besoin de voir tout le foutoir de son appart.
899, encore sonnée, s'installe sur mon lit en position de fœtus.
— Il ne t'arrivera plus rien, 899. Je te le promets.


900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now