Chapitre 5

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Le haut-parleur retentit bruyamment, faisant trembler le bois de nos couchettes. La majorité des filles a le visage pâle et marqué de cernes. Je peine à ouvrir les yeux tellement la nuit a été courte. Un bâillement bruyant sort de ma gorge et quelques larmes dégoulinent le long de mes joues. La fatigue me met dans un état de somnolence qui, je l'espère, m'aidera à appréhender la journée avec plus de facilité. Je passe rapidement mon jean et mon pull en satin, enfile mes baskets et range dans mon balluchon mes vêtements de nuit et ceux que je portais la veille. Je prends soin de camoufler le paquet de la régente dans l'un d'eux et jette un dernier coup d'œil à mon reflet dans le miroir. Je tente d'améliorer mon allure en domptant ma chevelure ébouriffée et fixe une barrette noire pour y glisser les mèches les plus rebelles. Les premières filles déjà prêtes se dirigent dans la cour où un premier bus nous attend. Je pourrais y monter, mais je remarque que 899 n'est toujours pas levée. Je m'assieds au bord de son lit en espérant pouvoir échanger quelques mots avec elle, mais son regard m'en dissuade, alors je préfère l'attendre en silence, photographiant des yeux ce que je ne serai plus jamais amenée à voir : nos lits, la vue de la fenêtre, la forêt immense, les chênes vieux de plusieurs centaines d'années à peine courbés par l'âge, les pierres blanches et froides couvrant le sol de notre dortoir, les nombreuses armoires en ferraille grinçant à chaque utilisation, les couloirs sombres tapissés de rouge et les souvenirs que toutes ces pièces renfermeront à jamais.
Le dortoir se vide peu à peu et il ne reste à présent que quelques pensionnaires retardataires. Je me demande quels seront nos liens maintenant que nous ne vivrons plus sous le même toit, si même nous continuerons de nous côtoyer. Avec 899, je n'en ai aucun doute, malgré son état d'esprit actuel, mais concernant mes autres camarades je suis dans l'incertitude la plus totale.
Mon amie est maintenant habillée et à peine coiffée. Tout comme ces derniers jours, elle ne s'est pas maquillée et je crois que je suis moins inquiète pour elle. Je la sens distante, mais je n'hésite pas et lui prends la main pour traverser une dernière fois les couloirs et sortir à son côté. Elle n'émet pas d'objection, mais au contraire resserre sa poigne avec plus d'intensité que la mienne. Toutes deux, nous quittons les lieux sans nous adresser un mot et je tente de retenir mes larmes du mieux que je peux. Sans succès. J'essaye de garder le silence et de contenir mes sanglots, mais quelques plaintes étouffées m'échappent. Nous montons dans le bus et jetons un dernier regard à l'orphelinat. Je tente de mémoriser le bâtiment en espérant garder chacun de ses détails en mémoire : sa façade imposante faite d'énormes pavés de pierre grise, sa porte d'entrée en bois, sans oublier ses immenses salles de réception, ses interminables couloirs et pour finir mon lit, seul élément infime qui m'appartenait vraiment dans cet espace infini.
Le moteur gronde et le véhicule s'avance lentement vers le portail, faisant grincer les graviers à chacune de ses manœuvres. Je me demande dans combien de temps nous serons arrivées, et si les premières filles ayant embarqué ont déjà atteint la ville. Soudain, c'est l'excitation qui s'empare de moi. Je sais d'avance que je vais passer par différents états dans la journée : l'anxiété, l'excitation, la nostalgie, mais pour le moment c'est la curiosité qui m'envahit et je meurs d'envie de savoir à quoi notre nouvelle vie va ressembler. Malgré la boule qui s'est installée au creux de mon ventre depuis plusieurs jours, je ne peux attendre plus longtemps.

Cela fait déjà plus de six heures que nous roulons et jusqu'à présent nous ne voyons rien d'autre que des chemins et des plaines désertes à perte de vue. Le trajet est de plus en plus insupportable et les sièges, bien que confortables, n'amortissent en rien les irrégularités de la route. Le soleil s'efface peu à peu pour laisser place à la nuit et au loin je remarque enfin des milliers de lumières.
Mon cœur fait un bond. Ça y est, on arrive !
Plus que quelques kilomètres nous séparent de la ville, j'en suis sûre. Tout autour de nous, le paysage est vide, plongé dans le noir total. Au loin, les centaines de lumières se font plus vives à mesure que nous avançons. Ça ne peut être que là et malgré les nombreuses directions que l'on devine au travers des phares de notre véhicule, notre trajectoire n'a pas changé. Nous roulons toujours vers ce halo lumineux. Nous suivons le chemin principal et quelques maisons abandonnées annoncent l'entrée de la ville. Plus nous nous rapprochons et plus les habitations sont nombreuses. Après quelques minutes, nous arrivons dans ce qui semble être le centre-ville. Le bus s'arrête, le chauffeur nous fait signe de sortir, et à peine avons-nous déposé un pied à terre qu'il redémarre, prenant le chemin du retour. Je n'ose pas regarder autour de moi. Je pose mes yeux sur 899 tout juste réveillée.
— Tu es prête ? lui dis-je en attrapant sa main moite.
— Prête...
Ainsi, nous levons les yeux au ciel, admirant le fabuleux spectacle qui s'offre à nous.
Une émotion intense nous submerge toutes deux, tant la ville nous paraît irréelle. Des bâtiments d'une centaine de mètres s'élèvent devant nous, éclairés par des fenêtres que je devine immenses malgré leur aspect minuscule de là où je me trouve. Des panneaux clignotants d'une infinité de couleurs indiquent différentes lieux. L'un porte le mot « Cinéma » et je me souviens que c'est ce que l'on appelait chez nous « la salle de projection ». Une autre en rouge annonce la direction de l'hôpital, avec précisée à côté, la distance à parcourir pour y arriver : 500 mètres. D'autres encore portent des noms que je ne connais pas. Le spectacle est hallucinant et les rues sont parfaitement dessinées comme sur les plans qui nous ont été présentés le mois dernier. Les réverbères bordant les trottoirs nous donneraient presque l'impression d'être en plein jour. Des guirlandes cartonnées pendent de part et d'autre et portent la mention « bienvenue » répétée à l'infini. Nous sommes dans la rue principale : plusieurs magasins sont fermés, mais les noms de leurs enseignes scintillent de mille feux. Je note différents types de boutiques, de vêtements, alimentaires, d'accessoires en tout genre, qui pour la plupart me sont inconnus. Je m'approche de l'une d'elles et devine un restaurant. Toutes ces choses sont nouvelles pour moi. Nous n'avons appris l'existence de certains commerces que depuis quelques semaines. À l'orphelinat, tout venait à nous. Enfin, tout... Je ne peux m'empêcher de laisser échapper un rire : je me rends compte que nous n'avions peut-être pas grand-chose en réalité. Nos distractions se limitaient à la salle de réflexion dans laquelle nous pouvions discuter et parcourir les quelques livres de la bibliothèque. Parfois, nous regardions des courts métrages dans la salle de projection, dans un but purement éducatif. Nous avions le nécessaire. Ici, tout est vie et plaisir ! Les magasins que j'ai repérés et que je croyais uniques ne sont en fait que quelques-uns parmi des dizaines d'autres que je découvre à mesure que j'avance. Et beaucoup d'entre eux n'existent que pour nous divertir, bien plus que pour nous être utiles.
La main de 899 se détend, et j'en déduis qu'elle est autant fascinée que moi. Nos craintes n'étaient peut-être pas justifiées, au fond ? Après quelques pas dans le centre-ville, nous sortons le plan de nos balluchons. Entouré en rouge, est matérialisé l'endroit où nous devons nous rendre pour récupérer la clef de nos logements. D'après la carte, c'est tout près d'ici et en quelques minutes de marche nous débouchons devant un immense bâtiment beige tout en longueur. Est écrit en lettres ocres sur le dessus de la façade : « Hôtel de ville ». Ce mot me revient en tête, nous l'avons également appris récemment.
Nous entrons timidement, toujours à un centimètre l'une de l'autre. Dans le hall spacieux, tout est moderne : les aménagements font appel à des technologies que nous n'avons jamais vues à l'orphelinat. Nous savons qu'elles existent, mais elles ne faisaient pas partie de notre environnement. Des dizaines de bureaux s'ouvrent sur le hall immense. Nous arrivons devant un guichet vide surmonté d'un écran. Une voix sortie de nulle part nous interpelle :
— Bonjour. Quel est votre nom ou votre numéro ?
— Heu... 900, je m'exclame, gênée de devoir m'adresser à une machine.
— 900. Bienvenue. Nous allons enregistrer vos empreintes digitales, merci de placer votre index sur la plaque devant vous.
Au moment où la phrase se termine, une planche de métal s'éjecte d'un boîtier et je distingue un rond rouge sur lequel je dois poser mon doigt. Une lumière verte traverse la plaque de gauche à droite et un sifflement désagréable l'accompagne. La planche se rétracte et la voix reprend.
— 900, votre empreinte est la clef de votre appartement : le même dispositif est placé devant votre porte. Vous séjournez dans le bâtiment 1, au cinquième et dernier étage, porte 4. Je vous souhaite un bon emménagement.
L'écran s'éteint un instant et se réinitialise. Je recule et 899 s'avance à son tour.
— Bonjour. Quel est votre nom ou votre numéro ?

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900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now