Chapitre 3

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— Entrez, 900.
Le timbre rauque et austère de la régente me fait frissonner. Je reconnaîtrais cette voix parmi des milliers tant elle est singulière. Jamais je n'avais entendu de tonalité aussi grave. Je pose une main moite sur la poignée de la porte et me glisse, penaude, dans la pièce. La salle de règlement lui fait office de lieu de travail. Un large bureau en bois posé sur un tapis orné de motifs se dresse en plein milieu de la salle. Des étagères remplies de livres recouvrent les murs au milieu de peintures abstraites. En face du bureau, sur un siège en cuir, la régente m'attend.
— Eh bien, il vous en a fallu du temps. Pouvez-vous m'expliquer ce manquement au règlement ?
Ses longs cheveux gris encadrent un visage froid et ridé. Droite contre son siège, elle m'observe, les mains croisées contre sa poitrine menue. Elle n'a jamais été très chaleureuse, mais elle possède toujours au coin des lèvres un sourire calme et contrôlé.
— Je... je vous demande pardon, régente, je n'ai pas vu le temps passer. Après le marquage, j'ai eu quelques vertiges, sûrement causés par la douleur. Il me fallait quelques minutes pour reprendre mes esprits.
Je tente de rester digne autant que possible, malgré les trémolos dans ma voix. Lui faire face est une épreuve. En dix-sept ans, jamais je ne me suis retrouvée en tête à tête avec elle. Elle, qui, au milieu d'une assemblée de cinq cents filles, impose déjà le respect, n'en est que plus intimidante lorsque vous devenez son seul et unique centre d'attention. Son regard, imperturbable, profond, semble se frayer un passage sous ma peau comme pour y percer le moindre de mes mystères. Et son sourire, qui ne la quitte jamais, s'ajoute, comme pour appuyer le fait qu'effectivement elle sait tout de moi. J'ai beau la craindre, je la respecte tout autant. Et, quelque part, bien qu'elle n'ait jamais fait preuve d'aucune affection pour nous, je l'aime, comme on aimerait une mère. Je suppose.
— Je vois... Il vous faut mieux vous maîtriser à l'avenir... Cependant, ce n'est pas la raison pour laquelle je vous ai convoquée, même si vous mériteriez tout de même d'être punie. Mais, là n'est pas l'urgence. Voyez-vous, j'ai une mission à vous confier, asseyez-vous.
J'empoigne une chaise à contrecœur. Je préfère rester debout tant je ne tiens pas en place, mais pour ne pas désobéir de nouveau je m'y installe.
— Bien, pour faire simple, j'ai besoin de quelques personnes pour me rendre des comptes. Je vous ferai savoir lesquels précisément en temps et en heure. Lors de votre réinsertion, comme vous le savez, vous serez mélangées aux hommes de l'orphelinat voisin, en qui nous avons une réelle confiance, car leur éducation est tout à fait semblable à la vôtre. Seulement, vous serez également confrontées à la deuxième génération, et c'est là que vous intervenez. Je veux que vous les observiez, que vous vous mêliez à eux, que vous créiez des liens et qu'ensuite vous me fassiez un rapport complet et détaillé. Je dois savoir s'ils sont une menace. Nous ne pouvons nous permettre de laisser des hommes sans éducation et sans repères être à l'origine des générations futures. Vous ne devez en parler à personne. Vous vous immiscerez dans les moindres recoins de leur vie. Je veux savoir de quoi ils sont capables et jusqu'où va leur corruption. Bien entendu, je ne vous laisse pas le choix. En comparaison avec la punition qui vous était destinée à l'origine, croyez-moi, cette mission est un cadeau.
Je reste sans voix. Les muscles de ma mâchoire ont cédé, offrant une vue imprenable sur le fond de ma gorge. Me mêler à des gens que je ne connais pas et qui, à entendre la régente, sont une menace, me donne la chair de poule. La chaleur me monte immédiatement aux joues. Comment peut-elle m'imposer une chose pareille ? Comment ose-t-elle ?
La colère que je découvrais tout juste en moi hier s'éveille de nouveau. Cette fois, elle m'enserre la gorge et m'empêche de reprendre mon souffle, d'émettre le moindre son. Des perles de sueur roulent sur mon front moite et je crains de tomber dans les pommes d'une minute à l'autre.
Je ne veux pas les connaître !
Je ne comptais pas les approcher !
Je ferme les yeux, comme pour me calmer, et soudain des milliers d'images défilent sous mes paupières. Créer des liens. Moi. Avec des femmes que je ne connais pas. Créer des liens. Moi. Avec des hommes. Avec des hommes ! Je n'en ai jamais côtoyé, ni même vu de toute ma vie ! Je rougis de plus belle. J'ai toujours su que cette rencontre avec le sexe opposé viendrait un jour ou l'autre. Je me suis souvent demandé à quel point nous pouvions être si différents pour que l'on doive nous séparer à la naissance. Si nous étions aptes à nous entendre, s'ils se posaient beaucoup de questions à notre sujet. Quels seraient les premiers mots échangés ? J'ai quelquefois imaginé leur caractère et ne doutais jamais qu'il devait être aussi mesuré que le nôtre. Après tout, ces hommes sont de notre génération. Ils connaissent les mêmes règles, les mêmes apprentissages.
Mais la deuxième génération... ?
Je rouvre les yeux, hagards. Non ! Je ne peux pas les approcher ! Je voulais rester avec mes sœurs, partager l'expérience auprès d'elles, découvrir les mystères de l'indépendance en même temps qu'elles. Je ne sais rien des hommes, si ce n'est ce que l'on nous apprend en cours de biologie. Alors comment puis-je être celle qui les surveillera ? Je suis beaucoup trop réservée pour ça ! Bien des filles de mon orphelinat auraient beaucoup plus d'audace que moi ! La terreur s'insinue en moi et m'empêche de calmer mes idées. Que dois-je faire ? Comment la convaincre d'en désigner une autre ?
— Comment voulez-vous que j'y parvienne ? Vous ne nous avez jamais appris à tisser de liens ! Pourquoi moi ? Demandez à une autre fille ! Elle sera bien plus compétente !
Ma voix est plus forte que je ne l'imaginais et je crains tout à coup de l'avoir offensée.
La régente se lève, un sourire aussitôt plus maternel étirant ses lèvres rosées. Elle contourne son large bureau et s'arrête face à moi dans une attitude presque dominatrice. Je me sens tellement minuscule que je manque de tomber de ma chaise.
— Parce que tu es l'une des plus loyales, 900.
Ce tutoiement soudain me déstabilise encore plus.
— Tu n'en as peut-être pas conscience, mais justement, tu as beaucoup de potentiel. Tu sais, tu es l'une de mes préférées. En dix-sept années, vous êtes peu de filles à n'avoir jamais enfreint le règlement. Je sais qu'aujourd'hui était exceptionnel pour toi.
Son ton se durcit de nouveau et elle reprend le vouvoiement de rigueur.
— Sommes-nous d'accord, 900 ? Vous vous doutez que cette question est facultative et que je ne vous laisse pas le choix. Seulement, j'aimerais m'assurer que nous nous sommes bien comprises. Nous sommes-nous bien comprises, 900 ?
Après un long silence, un hochement de tête tient lieu d'assentiment tant je suis incapable de parler. Je cède et elle le sait très bien. Je me lève et me dirige vers la sortie en espérant qu'elle ne me retienne pas plus longtemps. Je dois partir, et vite.
— Attendez ! Il faut que vos sœurs croient à une punition. Je vous en prie, avalez ces pilules, et partez vous coucher dès que vous en ressentirez le besoin. Vous avez quartier libre, conclut-elle, un sourire en coin.
Je prends les quelques billes roses qu'elle me tend sans même la regarder et les glisse sous ma langue. Je lui adresse un sourire de politesse, que je quitte à l'instant même où je lui tourne le dos. Je ferme la porte et me voici enfin libérée.
J'inspire à pleins poumons jusqu'à m'en déchirer la poitrine. D'une main tremblante, je remets en place les quelques mèches de ma chevelure plaquées contre mon front humide. J'ai quartier libre. Alors fébrilement, je prends la direction des douches non sans respirer avec peine.
Surveiller la deuxième génération ! J'en suis incapable !
Sur le chemin, je ne croise personne, le couloir est sans fin et j'ai l'impression que des kilomètres me séparent de la salle d'eau. Je me sens lourde, les murs bougent et le couloir tangue comme si je marchais sur la coque d'un bateau frappé par les vagues. Je remarque que j'avance à très faible allure et que mes jambes ne me tiennent plus. Je comprends enfin. Les pilules roses qu'elle m'a administrées m'ont totalement fait perdre le contrôle de mon corps. Je suis en colère et bizarrement je me surprends à rire bruyamment de mon état. Impossible de m'arrêter, je suis totalement euphorique. Mes éclats de rire ne cessent de résonner contre les murs vacillants et je réalise qu'il me faut rejoindre le dortoir au plus vite. J'ai besoin de sommeil. Mes yeux sont remplis de larmes et je sens mon sourire se crisper et disparaître soudainement pour laisser des torrents déferler sur mes joues. Voilà maintenant que je pleure. Je pleure comme si le monde entier venait de s'effondrer sous mes yeux. Mes sanglots m'empêchent de respirer, ma poitrine me brûle, mon désespoir m'arrache des cris de douleur et je suis incapable d'expliquer la raison de mes pleurs soudains. La seule chose que je sais, c'est que c'est douloureux, douloureux à en mourir.
J'arrive enfin à destination, la vision floue et les yeux gonflés par le flot incessant de mes larmes. Tremblante, j'atteins mon lit au milieu des centaines d'autres et parviens maladroitement à monter l'échelle de la couchette. Je regrette à ce moment-là de ne pas être à la place de 899, en dessous.
J'ai tout juste le temps de m'installer sous mes draps et de retirer ma jupe que je sombre dans un sommeil profond et libérateur.



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Chapitre de nouveau modifier! 

J'avou que je me relis tellement machinalement que je sais d'avance que plusieurs fautes sont encore bien présentes ;) 

Alors je vous demande pardon d'avance!

Gros bisou

900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now