Chapitre 8

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J'ai rejoint mon appartement depuis plusieurs minutes et je suis exténuée. La journée m'a assommée. Après avoir fini nos chocolats, nous avons visité le parc. Il est tellement vaste que nous avons mis plus de deux heures à en faire le tour. Par la suite, nous avons accompagné les garçons faire une course. J'ai l'impression d'avoir passé mon après-midi avec de nouveaux amis que je n'ai même pas cherché à connaître. Il faut dire que mon esprit était ailleurs et que je n'ai pas la tête à ces préoccupations pour le moment.
Quand l'heure du rassemblement sur les lieux de formation a sonné, j'ai quitté 899 avec peine. Arpenter les rues seule jusqu'aux portes de l'hôpital a été pour moi une des pires épreuves de la réinsertion. Pour la première fois, livrée à moi-même, je devais réunir tout mon courage sans quoi je me serais écroulée sur place. Plus j'avançais en direction de mes futures fonctions, plus j'avais l'impression que la foule se resserrait sur moi et plus mon appréhension se transformait en une profonde angoisse. Arrivée à destination, je n'avais jamais été autant subjuguée par un édifice. Visiblement, je n'étais pas la seule. Les centaines d'autres jeunes assignés aux mêmes fonctions que les miennes fixaient l'immense dôme de bronze dans un silence empreint de fascination. Le soleil tout entier concentrait sa lumière sur chaque plaque de métal, faisant scintiller le lieu avec magie. En comparaison, l'intérieur, d'un blanc immaculé, n'avait rien de sensationnel, bien que particulièrement moderne. La plupart des instruments et machines répartis dans les différentes salles de la clinique m'étaient totalement inconnus. Leurs formes extraordinaires ne permettaient en aucun cas d'en deviner leur fonction.
Après un court discours de notre formatrice, la docteure Anand, à notre assemblée d'élèves attentifs, suivi d'une rapide visite des lieux, nos plannings nous ont été distribués. Je ne travaille que les mardi, mercredi et jeudi et la formation ne débute qu'à partir de la deuxième semaine de réinsertion. J'avais été aussitôt rassurée lorsque j'avais remarqué que presque l'intégralité des apprentis venait de ma génération. Il faut croire que l'altruisme ne fait pas partie des traits de caractère et des valeurs des « sans-gêne ».
Oui, les « sans-gêne ». C'est ainsi que nous avons fini par appeler la deuxième génération, à force d'observation. Et même si ce surnom peut paraître désobligeant, il leur convient à la perfection. Indirectement, c'est aussi une manière pour nous de les dédramatiser et de rire de nos propres inquiétudes. Car bien qu'ils semblent indifférents à notre présence, ils n'en restent pas moins dérangeants.
Je prends soin de fermer les rideaux avant de me déshabiller sur le chemin de la salle de bains. J'ouvre le robinet et fais couler l'eau de la douche pendant que je me brosse les cheveux devant le miroir. J'ai pris quelques couleurs aujourd'hui. Le soleil a légèrement bruni ma peau et cette constatation me ravit. À l'orphelinat, nous ne sortions que rarement et nous ne profitions pas de l'été. Notre teint était définitivement blafard. Après une longue douche chaude et apaisante, je revêts une chemise de nuit et me glisse sous les draps. L'horloge annonce 19 heures. C'est une agréable sensation que de ne plus être soumise à un décompte horaire. Il ne fait même pas encore nuit, j'ai besoin de m'assoupir quelques instants et personne ne pourra m'en empêcher.
Je ferme alors les yeux et me surprends à penser à lui. L'homme du café. Je réalise qu'il ne m'a finalement pas donné son prénom en retour. Peut-être ne voulait-il pas me connaître ? Ou peut-être aurais-je dû creuser un peu plus ? Il me fallait être plus directe pour satisfaire la régente. Mais, finalement, ce n'est pas plus mal. Avec lui, je n'y serais pas arrivée. Il n'a pas mon âge, et de ce fait, m'impressionne davantage que les autres. Il m'aurait compliqué la tâche et aurait sûrement bien trop vite découvert mon imposture.

C'est en sursaut que je me réveille. Un son grave et vibrant tonne sur tous les murs. Je regarde l'horloge, les yeux gonflés de fatigue : il est 1 heure du matin. J'entends de la musique. Elle provient de la ville. Des jeunes crient et hurlent dans la rue. J'ouvre la fenêtre et le son envahit mon appartement comme une tornade. Dehors, les bars sont ouverts et accueillent une multitude d'individus, tous de la deuxième génération. Nous n'avons pas tort de les nommer les « sans-gêne », ils ne se soucient pas de nous, ni de notre sommeil, visiblement.
Je me souviens que la veille un jeune homme évoquait une fête dès leur arrivée. Nous y voilà...
Et si ?
Non, 900, n'y pense même pas...
Je jette un nouveau coup d'œil en direction du vacarme de la rue, analysant la foule puis l'ambiance, tentant d'y déceler une quelconque dangerosité.
Et mince...
J'hésite... Je suis maintenant bien réveillée et ne risque pas de me rendormir de sitôt. De toute façon, si je regrette ma décision, je n'ai qu'à faire demi-tour et je serai chez moi l'instant qui suit. C'est le moment idéal, je le sais. Non ? Il faut que j'y aille.
Voilà dix minutes que je fais les cent pas dans mon petit studio, indécise, pesant le pour et le contre. Il y a plus de contre et j'en suis consciente, mais repousser le problème risque d'aggraver ma situation. Je dois rendre des comptes à la régente et notre accord commence maintenant. Je stoppe le flux d'idées noires qui me submerge, de peur de changer d'avis. J'enfile un jean noir, un T-shirt blanc et mes baskets. Cette fois, je décide de me maquiller et tente de reproduire les gestes de 899, en déposant un léger trait d'eye-liner le long de ma paupière suivi de quelques touches de mascara. Les filles sans-gêne semblent toutes très apprêtées et je ne souhaite pas me faire remarquer par trop de sobriété. J'ai toujours cru qu'en étant réservée je passerai inaperçue. Au milieu de la deuxième génération, cela s'avère être tout l'inverse. Mieux vaut être excentrique si l'on ne veut pas attirer l'attention.
J'inspire à pleins poumons et claque la porte de mon appartement. Je descends les marches une à une, le cœur battant. Je dois paraître sûre de moi si je veux que l'on me respecte. À l'instant où je franchis la porte de l'immeuble, je relève la tête et sors les épaules pour me donner un air affirmé. Pourtant, je ne me suis jamais sentie si vulnérable. Je n'ai que la rue à traverser pour rejoindre le trottoir d'en face et, aussitôt que j'y suis, je sens une bouffée de chaleur m'envahir de toutes parts. Mes sens me hurlent de faire demi-tour. Mes jambes sont en coton, mes mains, crispées, et je dois réunir tout mon courage pour ne pas répondre à cet instinct de survie m'intimant de fuir.
Je longe plusieurs bars dans lesquels hommes et femmes s'amusent, dansent et rient entre eux. Quelque part, l'ambiance me rassure. Elle est certes étrange, bien trop décalée à mon goût, mais elle ne semble présenter aucun danger. J'arrive devant une porte en acier qui m'interpelle. Au-dessus d'elle scintille en bleu la mention « Club 47 ». Je choisis ce lieu. Je ne dois pas réfléchir plus longtemps. Ce n'est plus le moment de faire marche arrière, pas maintenant. Je suis si près de mon but.
Alors, ignorant mes pensées indécises, je prends une grande inspiration et franchis le seuil du club. La musique est excessivement forte, ce qui m'est particulièrement désagréable. Dès l'entrée, des marches mènent à un sous-sol où se déroule la soirée. Je les descends, d'abord hésitante, mes jambes soutenant à peine mon poids plume, puis avec plus d'assurance au fur et à mesure que je me rapproche. Une fois en bas, je ne peux m'empêcher d'émettre une exclamation de surprise. La pièce est immense ! Elle a l'allure d'un hangar, mais en plus moderne : des centaines de jets de lumière multicolores m'éblouissent par intermittence. Au milieu de la piste, une foule de jeunes danse au rythme d'une musique que je ne connais pas. Elle en est presque agaçante bien qu'obsédante, mais la deuxième génération, elle, semble l'adorer et être envoûtée. Je me dirige vers le bar à ma droite et commande un verre de jus d'orange avant de m'asseoir sur le seul tabouret libre. Il fait terriblement chaud et j'avale avec plaisir quelques gorgées fraîches avec précaution afin de ne pas risquer de m'en renverser dessus comme à mon habitude.
Je regarde les groupes passer, prenant soin de ne pas croiser leur regard tout en essayant d'entendre leurs discussions. Malheureusement, la musique m'en empêche. Je ne suis décidément pas à ma place. À la limite de faire demi-tour, je me persuade que c'est le seul moyen pour moi de parvenir à mes fins. Je dois rendre des comptes, je dois me rapprocher de la deuxième génération et je dois le faire seule. Je ne peux pas me permettre d'impliquer 899 et d'autres congénères sous peine d'échouer dans ma mission... Tous les jeunes traversent la salle avec agitation et je ne sais plus où donner des yeux. À dire vrai, je ne sais pas non plus où me mettre, me sentant de plus en plus intruse.
Alors que j'avale une gorgée de mon jus d'orange, un homme passe son bras sur mon épaule et me fait sursauter.
Oh ! Non ! Je crains le pire...
— Qu'est-ce qu'elle fait là, la bête ? Tu n'es pas dans ton étable ce soir ?
Les quelques personnes qui l'accompagnent pouffent de rire en chœur, me toisant avec dédain.
— Bah quoi ! C'est vrai ? continue-t-il, fier de se donner en spectacle. Tu es quel numéro de série toi ? Tu es la combientième de l'usine ?
Un frisson me parcourt le corps et je sens mon sang bouillir. Qu'insinue-t-il ? Que je ne suis qu'un animal ou un vulgaire produit industriel simplement parce que je porte un numéro ? Je suis paralysée par tant de cruauté et m'enferme dans le mutisme tant la rage me submerge. Jamais je n'avais été confrontée à ce genre de paroles. Jamais je n'avais été traitée ainsi. Et jamais je n'avais appris à riposter contre de telles attaques. Je le voudrais pourtant, de tout mon cœur, mais les mots ne daignent pas sortir. Au lieu de cela, je l'ignore, focalisant mon regard partout où je ne croiserai pas le sien. Comme une enfant, persuadée que fermer les yeux pouvait le faire disparaître.
— Elle est sourde, vous croyez ? s'esclaffe-t-il de nouveau auprès de ses compagnons. Je peux me faire comprendre avec les gestes si tu préfères !
Au même instant, il resserre sa prise autour de mon cou et glisse sa main dans mon dos. Ce contact me tétanise et me donne la nausée. Des frissons de dégoût me traversent de toutes parts. Écœurée, je voudrais m'enfuir en courant.
— Allez, détends-toi ! Bois dans mon verre, tu vas voir, tu vas adorer !
J'essaye de me contenir pour ne pas crier et contrôle ma respiration avant de prendre la parole le plus calmement possible.
— J'aimerais que vous partiez, je murmure, à la limite du malaise.
Bravo, 900. Quel courage...
— Eh bien non, tu vois... Je suis très bien ici ! Je vais même rester un peu plus longtemps, me répond-il, l'air provocateur, tout en délogeant la fille assise sur le tabouret voisin.
— Et moi je crois que tu vas partir. Et pas plus tard que tout de suite, l'interrompt une voix derrière moi.
À ces mots, le garçon se décompose et pose son verre sur le comptoir avant de filer rejoindre la fête.
Je ne me retourne pas, trop sonnée pour comprendre ce qu'il se passe. L'homme qui lui a demandé de partir prend sa place. Lui. L'inconnu de tout à l'heure, le même qui a croisé mon regard la veille. Je pose mes yeux sur lui et il me regarde avec insistance. Il a l'air fou de rage. Il continue de me fixer sans dire un mot et comme à mon habitude, je rougis. Pourquoi me met-il autant mal à l'aise ?
Je baisse la tête en espérant cacher ma gêne et m'adresse à lui avec froideur.
— Je n'avais pas besoin de votre aide.
— Ce n'est pas l'impression que j'avais. Il est temps que tu rentres, toi aussi.
Je n'ai pas l'intention de partir et je le lui fais bien comprendre en m'appuyant ostensiblement au bar tout en faisant un signe désapprobateur de la tête. Sans chercher à me convaincre davantage, il m'agrippe le bras fermement et m'entraîne jusqu'à la sortie. Je tente de me débattre en essayant d'être la plus discrète possible ; je ne veux surtout pas me donner en spectacle. Malheureusement, sa poigne est tellement puissante que mes pieds touchent à peine le sol, me forçant malgré moi à renoncer à toute discrétion.
— Lâche-moi ! je crie avec honte.
Il ne m'écoute pas et poursuit jusqu'en haut des marches. Une fois dehors, il ne relâche pas sa prise et me traîne jusqu'à l'entrée de ma résidence.
— Tu cherches quoi en venant seule ici ? gronde-t-il pendant que je remets mon T-shirt en place.
— Cet endroit est à vous ? L'entrée nous est interdite, c'est ça ?
Je serre les mâchoires pour éviter de parler encore plus fort. Je me sens humiliée et en colère à la fois. Je tente de retenir mes larmes et contiens à peine des sanglots. J'arrive à me contrôler, mais je ne peux pas rester devant lui plus longtemps, au risque de craquer.
— Ce n'est pas ce que je dis, 900, mais c'est totalement inconscient de ta part de venir seule.
Il a le visage dur et froid. J'ai l'impression d'être une enfant à qui l'on fait la morale après une bêtise. Il me regarde comme si j'avais cinq ans et je déteste me sentir si ridicule. Je sais qu'il a raison et que cette escapade nocturne était loin d'être prudente, mais impossible de l'admettre devant lui, pas après avoir été traitée de la sorte.
— Tu n'as pas répondu à ma question, persiste-t-il en me faisant signe d'avancer. Pourquoi es-tu venue ici ce soir ?
Nous montons l'escalier de mon immeuble côte à côte et je vois au sérieux de son visage qu'il attend une réponse de ma part. Une réponse que je ne peux pas lui donner.
— Je ne sais pas.
J'ai le regard fuyant. Cette réponse ne le satisfait pas, je le sais. Ses yeux cherchent les miens comme s'ils voulaient déceler ce que je cache, alors je poursuis.
— Je... J'avais juste envie de voir votre univers. J'étais simplement curieuse.
— Je vois... murmure-t-il un sourire en coin. Maintenant que je te sais en sécurité, je vais pouvoir retourner à la fête.
Cet homme est étrange. Il passe de la colère au sourire, comme si notre altercation n'avait jamais eu lieu. Je suis devant la porte de mon appartement et il m'observe du bout du couloir s'assurant sans doute que je rentre bien chez moi et surtout que je ne m'apprête pas à faire demi-tour. Je ne peux pas en rester là. Je ne peux pas laisser filer peut-être l'une des seules occasions que j'aurai de mieux le connaître et de mener mon enquête. Il n'est pas la cible idéale, je le sais. Vu son âge, il ne risque pas de se laisser berner facilement. Rien que ma présence au Club 47 lui paraissait déjà suspecte. Malgré toute la crainte qui me submerge encore, je dois le faire. Il le faut, pour la régente.
— Entre... Enfin, je veux dire, si tu en as envie.
Il semble hésiter quelques secondes, surpris d'une telle proposition, puis accepte d'un léger hochement de tête et pénètre dans l'appartement à ma suite.
— Tu veux quelque chose à boire ?
— Une bière, s'il te plaît, me répond-il tout en jetant un regard circulaire sur mon appartement.
Une bière ? C'est quoi une bière ?
Je m'accroupis en face de mon frigo en espérant trouver une bouteille de ce nom-là. Je le regarde furtivement en passant ma tête sur la droite et surprends son léger sourire lorsqu'il se met à la fenêtre après en avoir écarté le rideau. Je fais le lien immédiatement. Il m'a bien vue les observer l'autre soir, sinon pourquoi s'en amuserait-il ? Et comment aurait-il su où j'habite ? Je me mets à sourire à mon tour et me moque presque de moi-même. Comme il doit me trouver idiote !
— Tu n'as pas de bière, c'est ça ?
Il me surprend en passant la tête au-dessus du comptoir.
— À vrai dire, je ne sais pas ce que c'est, je bafouille, gênée.
Ses yeux s'illuminent. Je devine qu'il retient un rire pour ne pas me vexer et j'apprécie l'intention. Il s'abaisse à quelques centimètres au-dessus de moi et scrute à son tour le contenu du réfrigérateur. Notre proximité me déstabilise. Je sens d'ici son parfum et cette odeur est perturbante. Elle ne ressemble en rien aux fragrances féminines et douces auxquelles je suis habituée. Je reste figée un instant et très vite, je me sens sotte à demeurer immobile alors que je lui bloque le passage.
— Voilà, murmure-t-il. Tu en prendras une, toi aussi ?
Je n'ose pas refuser et lui tends la main pour la lui prendre. Il ignore mon geste et examine les tiroirs de ma petite cuisine pour en sortir un instrument étrange en ferraille. Je comprends alors qu'il sert à ouvrir les bouteilles. Il glisse la mienne au creux de ma paume toujours tendue.
Souhaitant m'éloigner de cet homme, je m'installe sur le canapé tandis que lui s'assied sur le haut tabouret de bar. J'avale une gorgée de ce liquide inconnu et dissimule difficilement un rictus de dégoût.
Je ne m'attendais pas à ce que ce soit si amer !
— Alors, 900, les garçons de ta génération sont-ils tous aussi dérangés que chez nous ?
Les bras croisés contre son torse, il me jauge, le visage incliné vers la droite. Les « sans-gêne » n'ont vraiment pas conscience de leur impolitesse à observer une personne sous toutes les coutures, sans même s'en cacher, qui plus est.
— Je vois que vous ne nous avez pas étudiés avant la réinsertion, je réponds, légèrement vexée à l'idée qu'ils ne connaissent rien de nous. En réalité, il y a deux jours, je n'avais encore jamais rencontré d'hommes de ma vie.
— Pardon ?! (Il manque de s'étouffer avec sa bière et la pose un instant.) Tu veux dire qu'en dix-sept ans tu n'as jamais fréquenté d'hommes ?
— Jamais... notre orphelinat est... enfin était seulement pour les femmes.
Je me sens maintenant embarrassée de lui avoir fait cette confidence. Il doit me trouver encore plus idiote qu'il ne le pensait.
— Ce doit être un effort pour toi de m'avoir invité ici. Peut-être même suis-je le premier à qui tu parles réellement ?
Il sourit et semble amusé, presque flatté.
— En effet...
Je baisse les yeux avant de les relever timidement vers lui.
Il reste à présent muet, m'observant avec curiosité. Il ne réalise pas combien il est déstabilisant de se sentir scrutée. Je ne sais plus où me mettre et cherche à me donner une contenance par des gestes maladroits. Aussi j'attrape la bouteille de bière et la termine d'une traite.
— Tu en veux une autre ? me demande-t-il.
J'acquiesce d'un signe de tête et il me l'apporte, le regard toujours insistant. Je reprends quelques gorgées et réfléchis à ce que je peux bien lui dire pour meubler ce silence. J'essaye, mais je ne trouve rien. Mon visage s'échauffe et j'ai l'impression de ressentir quelques vertiges. Je me passe la main dans les cheveux pour laisser mon visage respirer.
— Tout va bien ?
— Oui, oui... J'ai juste... Je ne sais pas, un peu chaud d'un coup, je réponds, en secouant mon T-shirt pour m'apporter un peu d'air.
— La bière. Il y a de l'alcool dedans. Excuse-moi, je n'ai pas pensé à te prévenir.
Tout s'explique. Je sais ce qu'est l'alcool, je sais surtout que nos mentors nous ont toujours défendu d'en consommer. L'avertissement était dérisoire sachant que nous n'en avions pas la moindre goutte à l'orphelinat. Premier interdit que je franchis et bizarrement ça me fait rire. J'ai l'impression de ressentir les mêmes effets que le jour ou la régente m'a administré ses pilules. Bien sûr, en moins prononcé ; ce jour-là, j'étais hors de contrôle.
Le goût agressif de la bière me laisse un parfum désagréable en bouche. Je me relève pour me servir un verre d'eau et manque de trébucher sur le chemin de la cuisine. Il se lève à son tour pour me rattraper, mais mes réflexes sont plus rapides. Heureusement.
— Tu ne dois pas retourner dans ce club, 900. Ni dans aucun autre bar de la ville.
Son ton est froid, mais je ne décèle aucune menace. Est-ce un conseil ? Pourquoi ?
— Pourquoi ? La première génération vous gêne ?
Son regard se fait soudainement plus doux et je peine à le soutenir ; je baisse les yeux sur mes chaussures. Et alors que je pensais avoir atteint le comble du malaise, son pouce effleure mon menton et dans un geste presque tendre il relève ma tête.
Oh ! Bon sang !
Instinctivement, je recule et vois ses sourcils se froncer. J'ose à peine le regarder tant ce contact m'a troublée.
Il ne me connaît pas ! Pourquoi me touche-t-il ?
Je le surprends à passer une main dans ses cheveux noirs avant de se servir une nouvelle bière dans le frigidaire.
— Il ne s'agit pas de moi. Ce n'est juste pas votre monde. Ne viens plus à ces soirées.
Cette fois-ci, je sens qu'il ne s'agit pas là d'un simple conseil et je me mets à trembler d'angoisse.
Qu'est-ce qui m'a pris de l'inviter ? Je suis inconsciente ou quoi ?
À mon tour, je passe une main dans mes cheveux, espérant retrouver un semblant d'air dans cette pièce devenue soudainement étouffante. Je crois qu'il remarque mon trouble tant son regard semble inquiet.
— Je ferais mieux d'y aller, me dit-il en posant sa bière sur le comptoir.
— Tu as raison.
Il s'approche de moi, trop près, et me fait maintenant face, à quelques centimètres. Mon cœur cogne à tout rompre dans ma poitrine et malgré mes efforts pour contenir mes tremblements, je peine à me calmer. Je préfère lorsqu'il se tient à distance. Enfin, je crois. L'effet qu'il produit sur moi me terrifie. J'esquisse un mouvement de recul ce qui le fait s'éloigner à son tour.
— Au revoir, 900.
Sans se retourner ni attendre de réponse de ma part, il quitte mon appartement.
Je reste plantée là, comme si le temps venait de s'arrêter et au moment même où la porte se referme, mon corps tout entier se relâche. Ce n'est qu'à cet instant que je réalise combien j'étais crispée et tendue. Je ferme les yeux et pousse un long soupir de soulagement.
Il faut que je dorme, que j'oublie cette soirée.
Je me déshabille et me glisse sous les draps, tentant désespérément d'effacer son image de mon esprit. Cet homme est un mystère total, je suis incapable de le cerner. Malgré ses quelques sourires furtifs, il a constamment le regard froid et grave, presque tourmenté. Me menaçait-il ? Malgré la crainte qu'il m'inspire, je ne peux m'arrêter là. Je dois en connaître davantage sur lui. J'ai déjà fait un premier pas. Et c'est alors que je réalise que je ne connais toujours pas son prénom...

900 : La réinsertion (Tome 1)Όπου ζουν οι ιστορίες. Ανακάλυψε τώρα