Chapitre 11

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Mon cœur rate un battement avant de galoper dans ma poitrine à toute allure. Le regard figé, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, je peine à retrouver une contenance. C'est lui. Encore lui. L'homme que j'ai invité dans mon studio. L'homme que j'ai croisé au café. Lui. La personne sur laquelle je craignais le plus de tomber ce soir. Et je constate qu'il est tout aussi surpris, malgré son air froid et impassible. Il détourne les yeux et serre sèchement la main à l'ensemble de mes amis. Quand vient mon tour, il me détaille avec attention, et c'est sous le choc que j'accueille son expression indéchiffrable. Il me tend sa main et sans même me contrôler, j'observe ses doigts, sa paume, avant de fixer ses yeux insondables.
— Salut toi, murmure-t-il, tentant, j'imagine, de me sortir de ma stupeur.
Et il y parvient : sa voix me ramène à la réalité et sous le regard perplexe de mes amis, je lui rends sa poignée de main.
Il s'éloigne et rejoint un groupe d'amis sans m'adresser un mot de plus. Il faut que je me calme et que je ne laisse rien paraître. Mes amis ne doivent pas savoir que je le connais ; alors je fais mine de sourire, d'apprécier la soirée et d'écouter Camélia se donner en spectacle devant nous. Je sens les regards de 899 et 410 me scruter avec insistance, mais je persiste à sourire, focalisant mon attention aussi naturellement que possible sur nos nouvelles connaissances.
Le malaise semble dissipé et la discussion de groupe reprend son cours. J'en profite et le cherche discrètement des yeux. J'ai enfin un prénom à mettre sur ton visage. Ugo...
Il se tient debout dans un coin de la boîte. Il discute avec une fille, ce qui me rend nerveuse. Pourquoi ? Nos regards se croisent : j'aimerais baisser les yeux, l'ignorer, mais il me fixe avec une telle intensité que j'en suis presque agacée. Il ne lâche pas. Et je sens comme une pointe de colère dans ses yeux. Je perds tous mes moyens, j'ai chaud, je rougis et tente de camoufler mon trouble du mieux que je peux. Pour me donner une contenance, j'avale une longue gorgée d'un des Blue Lagoon que Camélia vient de déposer sur notre table. Il faut que je pense à autre chose. Je sens toujours ses yeux sur moi. Je sais qu'il m'observe de temps à autre. L'angoisse ne daigne pas me quitter, je bois une nouvelle gorgée et termine le cocktail d'une traite. Je hasarde un coup d'œil dans sa direction que je me promets être le dernier. Il échange toujours avec cette fille, une magnifique brune au teint olive, portant une robe rouge vif. Il semble captivé par elle et s'éveille tout à coup un pincement désagréable au creux de mon ventre.
Mais très vite, il ne me regarde plus. Il m'ignore totalement. Comme pour me punir.
De quoi ? Pourquoi me punirait-il ? Ne soit pas idiote, 900, tu n'es pas le centre du monde !
— Allons-y ! Il est temps, je murmure à l'intention de 410.
Il m'adresse un sourire ravi et informe immédiatement nos amis.
— 900 et moi nous partons ! Mais restez ! Amusez-vous bien !
Je me lève et fais signe à 899. Le sol me fait légèrement vaciller, me rappelant les effets de la bière il y a maintenant une semaine. Je crois avoir trop forcé sur les Blue Lagoon et 410 me le confirme en me prenant la main comme pour me guider. Nous montons lentement les marches et je contrôle mes gestes pour ne pas en manquer une et finir le nez par terre, lorsqu'Ugo, lui, descend l'escalier, face à nous.
Il m'aperçoit et détourne aussitôt le regard avant de fixer nos deux mains entrelacées, à 410 et à moi. Sa mâchoire se crispe alors et il continue son chemin en m'évitant comme il a su le faire toute la soirée. À quoi joue-t-il ? J'accélère et fais comprendre à mon ami que je veux sortir au plus vite, mais une main m'attrape l'avant-bras.
C'est Ugo.
— Suis-moi, me dit-il avec une douceur étonnante.
Je tente de camoufler ma colère et reste immobile en regardant 410, visiblement dans l'incompréhension totale.
— Tu peux y aller, je ne vais pas la tuer, poursuit-il, un sourire désinvolte au coin des lèvres.
Je continue de fixer mon ami et m'approche de son oreille. Ugo resserre sa poigne pendant que je chuchote quelques mots à 410.
— Rentre chez toi, on se voit plus tard.
Peu rassuré, il acquiesce malgré tout et m'adresse un regard curieux avant de tourner les talons en direction de la sortie. À peine ai-je le temps de le regarder partir qu'Ugo m'entraîne vers l'intérieur du club. J'aimerais lui déverser ma colère, lui ordonner d'aller plus lentement, mais je ne m'en sens pas la force et tout cela est ma faute, je n'avais qu'à ne pas boire autant. Je tente de le suivre malgré ma maladresse. Emportée par sa course, je manque de me faire renverser par la moitié des jeunes de la boîte et m'excuse chaque fois que j'en percute un. Je ne sais pas où il m'emmène, je préfère surveiller mes pas pour m'éviter de trébucher.
— Assieds-toi, je reviens.
Il désigne un tabouret de bar placé dans un coin isolé du club, à l'arrière de la piste de danse. Il a un culot monstre ! Il m'ordonnerait presque de m'asseoir ici pour ensuite me laisser en plan. Je tente de garder mon calme : si je pique une crise maintenant, je risque de ne jamais savoir pour quelle raison il est revenu me chercher. Je me hisse sur le tabouret non sans difficulté. L'alcool prend décidément un malin plaisir à me torturer. Malgré tout, je reste en possession de mes moyens. J'ai encore toute ma tête, simplement, mes sentiments me paraissent comme exacerbés. Ma contrariété se transforme en colère. Ma curiosité en fascination. Et ma timidité semble s'effacer, légèrement, pour laisser place à un peu plus d'aplomb. Au milieu de la foule j'aperçois Ugo revenir vers moi, un verre à la main.
— Tiens, bois un peu d'eau.
J'attrape le gobelet qu'il me tend.
— Pourquoi semblais-tu fâché, Ugo ?
— Finis ton verre et on en discutera après. Tu comptais rentrer chez toi avec ce mec ?
— Quoi ?! (Je suis sur le point de m'étouffer entre deux gorgées.) Pourquoi cette question ?
— Pour rien... Sois prudente, les garçons de ta génération ne sont pas forcément les mieux intentionnés, tu ne les connais pas.
— Tu plaisantes là ?!
J'éclate de rire tant il est culoté.
— Parce que je devrais plutôt avoir confiance en toi ? En ta génération ? Es-tu à la même soirée que moi ce soir ? Ou suis-je la seule à constater toutes vos dépravations !?
Son regard se durcit et je me tais aussitôt. Je suis peut-être allé trop loin. L'alcool me rend tout à coup bien trop directe, mais je ne vois pas de quel droit il se permet d'émettre un jugement sur ma génération quand la sienne est loin d'être un modèle de vertu.
— Ce n'est pas ce que je dis. Je ne suis pas quelqu'un de bien, 900, et je n'ai d'ailleurs jamais prétendu l'être. Nous ne sommes peut-être pas irréprochables, mais personne ici ne refoule sa vraie nature. C'est ainsi que nous avons été élevés, nous. Sans faux semblants.
Ses yeux s'assombrissent, devenant presque effrayants.
Qu'insinue-t-il ? Que notre génération, elle, vit dans le faux semblant ? Et que veut-il dire par « je ne suis pas quelqu'un de bien » ? Qu'a-t-il fait pour l'admettre aussi froidement ?
Je devrais lui demander. C'est une des raisons pour lesquelles je suis ici, dans cet endroit répugnant. Je devrais m'engouffrer dans cette brèche et comprendre pourquoi il parle de lui en ces termes. Peut-être en saurai-je plus ? C'est ce que la régente veut, que j'en apprenne le plus possible sur eux. Les questions me brûlent les lèvres, mais je me ravise. Je suis incapable de les lui poser, comme si je craignais d'entendre sa réponse.
— Ugo. Viens-en au fait, s'il te plaît.
Il semble réfléchir et soudain s'approche de moi, lentement, sans aucune hésitation. Assise sur ce haut tabouret, je suis maintenant à sa taille et lorsque je lève la tête pour le regarder, nous nous trouvons face à face. La proximité de nos visages me provoque un haut-le-cœur. Je préfère me tenir debout devant lui : ma petite taille me donne une impression rassurante de distance entre lui et moi qui n'existe plus à cet instant. Mes genoux touchent à présent son ventre et je baisse les yeux lorsqu'il passe une main nerveuse dans ses cheveux courts. Je respire un peu trop fort, de gêne peut-être, et je sais qu'il l'entend. Au travers d'un souffle d'air, je sens son parfum, doux et cependant très masculin : une fragrance de gel douche mélangé à sa propre odeur qui elle, est indescriptible. Mon cœur cogne dans ma poitrine. J'aimerais me sauver, partir en courant, mais une petite voix dans ma tête me supplie de rester avec lui, d'écouter ce qu'il a à me dire. Il fait presque noir et seulement quelques lumières éclairent son regard par intermittences. Ses yeux brillent comme s'il souriait, mais son visage est tout aussi grave qu'à l'habitude, voire plus. Il effectue un léger mouvement de recul et me détaille des pieds à la tête. Je vois ses yeux parcourir mon corps entier et de nouveau, j'ai l'impression d'être mise à nu tellement son regard est perçant. Je reprends discrètement mon souffle pour retrouver mes esprits et tenter de dissimuler mon malaise. Mes joues s'échauffent de plus en plus lorsque son regard retrouve le mien. Un nœud se forme au creux de mon ventre. Cela fait plusieurs secondes qu'il est là, devant moi, muet, en m'observant, songeur, sans se préoccuper de ma gêne. Il repasse une main dans ses cheveux et dans une mimique presque imperceptible, se mord la lèvre de frustration : il semble partagé entre colère et raison, comme s'il m'en voulait d'être revenu ici, mais qu'il ne pouvait pas me le reprocher.
— Tu es une fille bien, 900. Tu ne devrais pas être là.
Un tendre sourire passe sur ses lèvres.
Sa réflexion me laisse sans voix. La bouche entrouverte, l'air ahuri, je tente de répondre quelque chose, mais aucun mot ne daigne sortir. J'ai l'impression d'avoir été réveillée en sursaut. Confuse, je m'apprête à rétorquer et à peine ai-je prononcé un mot qu'il me coupe la parole.
— Tu devrais rentrer maintenant.
Pardon ? Que lui arrive-t-il encore ?
Comme si son cerveau s'était lui aussi soudainement remis en marche, il reprend son air dur, presque inquiet. Il me tourne le dos et s'en va sans dire un mot de plus. Furieuse, je me lève du siège et saisis sa large main pour le retenir.
— Il est hors de question que tu partes sans me donner d'explications ! Je suis restée pour toi alors que je ne te connais même pas ! Je ne bougerai pas d'ici avant d'avoir obtenu une réponse satisfaisante ! Et toi non plus tu ne bougeras pas d'ici !
Je suis surprise par l'aplomb dont je fais preuve. Je ne suis même pas en colère, je me sens une fois de plus comme une enfant. Je suis vexée en fait, c'est ça, vexée qu'il me demande de partir alors que quelques secondes plus tôt il m'avait retenue, m'avait regardée comme personne ne l'avait jamais fait auparavant. Peut-être est-il ainsi avec tout le monde ? Peut-être ai-je totalement rêvé cette scène ? Qu'imaginais-je, de toute façon ? Qu'il m'offrirait sur un plateau tout ce que la régente souhaite m'entendre lui révéler ?
— Écoute, 900. C'était une erreur de te retenir. Ne reviens plus. Je ne peux rien te dire, mais tes amis et toi, vous n'êtes pas les bienvenus ici. Vous n'êtes pas en sécurité.
— C... Comment ça ? Je n'ai pas peur de quelques mecs bourrés !
Mon pouls cogne avec force dans chacune de mes veines. Je crains les révélations à venir.
— Je ne te parle pas d'eux, répond-il, pointant du doigt une foule de jeunes à moitié écroulés sur leur banquette. Eux, ils sont inoffensifs, peut-être un peu lourds et parfois violents, mais crois-moi, ce sont des anges comparés à certains.
— Comparés à qui, Ugo ?
— 900... s'il te plaît, ne reviens plus, c'est tout. Restez discrets comme les autres de votre génération, ne vous mélangez pas à nous, ça finira mal, encore plus vite que ce que je crains.
— Plus vite ? Comment ça ? Je ne comprends rien, Ugo ! Sois plus clair, bon sang !
Il s'empare de ma main avec une étrange douceur.
— Fais-moi confiance. Je sais, c'est délicat de te demander ça. Vous avez de la chance d'être venus ce soir et pas un autre. Rentre, je viendrai te voir chez toi d'ici quelques jours si tu acceptes, et je promets de répondre à toutes tes questions. D'accord ?
Fatiguée de cette soirée, je n'ai pas la force de lui soutirer davantage d'informations, aussi je me résigne et renonce à lutter. J'espère seulement qu'il tiendra parole. Les quelques mots qu'il a pu me dire ont éveillé ma curiosité, mais bien plus encore ma peur.
— D'accord.
Je capitule.
Après lui avoir froidement répondu, je lui dis à peine au revoir et repars en direction de l'escalier pour enfin sortir de cet endroit. Je le sens derrière moi qui m'accompagne vers la sortie et au moment où j'arrive au pied des marches, il se rapproche une dernière fois tandis que je me retourne pour lui faire face.
— Au fait, tu connais mon prénom, maintenant, me glisse-t-il discrètement à l'oreille tout en repoussant délicatement une mèche de cheveux derrière mon oreille.
Le visage toujours impassible et l'air détaché, il part retrouver ses amis.

900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now