Chapitre 18

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Cela fait maintenant deux heures que nous sommes autour de ce feu à discuter de tout et de rien, de cette ville, de notre enfance. À ma grande frustration, je n'ai rien appris d'intéressant, si ce n'est que depuis tout petits ils vivent comme bon leur semble. Rien n'est sanctionné, ni la violence, ni les comportements douteux, ils ont toujours eu carte blanche. Personne n'a fait allusion à des mentors trop sévères qui lèveraient la main sur certains d'entre eux, mais j'imagine que ce souvenir n'est pas le premier qu'ils souhaitaient partager.
— Vous ne vous êtes jamais demandé comment c'était avant l'épidémie ? demande Simon, se levant avec difficulté, la deuxième bouteille de vodka à la main.
— Si, chuchote 899. Moi je me demande souvent comment étaient mes parents. S'ils ont souffert avant de mourir, s'ils savaient que j'allais survivre, s'ils seraient fiers de moi aujourd'hui.
— Je suis sûr qu'ils seraient fiers de nous tous ! ricane David en arrachant la bouteille des mains de son frère. De superbes gosses drogués et alcoolos !
— T'es pas drôle, murmure Camélia.
— Bah quoi ?
Je les observe tituber, tantôt dans un état nostalgique, tantôt à la limite de la colère. C'est fou comme l'alcool peut nous rendre heureux l'espace d'un instant et tristes le suivant.
Au loin, plus en retrait, Ugo est installé, seul, à califourchon sur un tronc d'arbre tombé au sol. Il fume une cigarette. Je tourne la tête dans sa direction : son regard est perdu dans le vide, habité par une lueur indescriptible. Autant j'arrive à déceler lorsqu'il est contrarié ou en colère, autant les autres sentiments qui peuvent le traverser restent une énigme indéchiffrable sur son visage impassible. J'évite le regard de 410, que je sens curieux sur ma gauche, et me dirige vers Ugo. Je m'installe face à lui et lorsqu'il m'aperçoit, il se rapproche, si bien que nos genoux se frôlent. La sensation que provoque chez moi cet infime contact m'effraie. C'est une émotion que je ne connais pas. Mon ventre se tord. Est-ce de la peur ? Je n'en ai aucune idée.
Soudain, son regard se fond dans le mien au moment où il écrase sa cigarette sous sa chaussure.
— Salut toi... murmure-t-il en passant une main dans ses cheveux.
— Salut... je réponds doucement.
Nous nous observons quelques instants, légèrement amusés, et enfin il prend la parole.
— Pourquoi cette question tout à l'heure, 900 ?
J'avale difficilement, je me sens piégée comme s'il devinait que ma curiosité était guidée par des arrière-pensées.
— Je me demandais, c'est tout.
— Tu dois avoir d'autres questions maintenant, j'imagine ? murmure-t-il de sa voix grave.
Je suis immédiatement soulagée. Un instant, j'ai cru qu'il se doutait de quelque chose.
— Non... Enfin si, à vrai dire.
— Je t'écoute. C'est le moment.
J'inspire profondément et ose lui poser la question qui me brûle les lèvres depuis plusieurs heures maintenant :
— Que fais-tu au conseil ?
— Rien de bien passionnant. Disons que je suis l'un des plus vieux de ma génération alors j'ai mon mot à dire sur certaines choses.
— Tu savais dès le début qu'il y avait d'autres générations que la vôtre ?
Il passe une main dans ses cheveux courts et semble réfléchir quelques instants.
— Je l'ai su vers mes dix-huit ans, je crois, le souvenir est flou. C'est à cette période que l'on m'a annoncé qu'une ville nous attendait. Très vite, j'ai vu les plans, donné mon avis sur les besoins que nous pourrions avoir, j'ai assisté à plusieurs réunions.
Ma gorge se noue. J'ai peur de ce que je risque d'apprendre, mais je poursuis mon interrogatoire.
— Dois-tu leur rendre des comptes ?
— Plus ou moins, il sourit. Disons qu'ils attendent de moi des comptes rendus, mais je sais quelles informations donner et lesquelles passer sous silence.
De nouveau, je peine à déglutir : lui aussi est un informateur, lui aussi est coincé.
— Vous êtes combien au conseil ?
— De ce que j'en sais, ils sont à peu près cinq cents.
— Cinq cents ? Cinq cents personnes ? Mais où vivent-elles ? Dans cette ville ?
— Ça, malheureusement je n'en ai aucune idée. Je les ai toujours rencontrés en terrain neutre.
Alors qu'il était sur le point de poursuivre, une lumière éblouissante provient de la forêt accompagnée d'un bruit de moteur assourdissant. Mon cœur s'emballe et Ugo se lève en une fraction de seconde m'attrapant par le coude pour me ramener au centre de la clairière.
— On se casse ! crie Simon ! Remballez vos affaires !
Ugo ne me lâche pas tandis que David remplit un seau à l'aide de plusieurs bidons d'eau sortis de son sac. Il en jette ensuite le contenu sur le feu qui s'éteint aussitôt, créant une épaisse fumée blanche. Tout à coup, nous sommes plongés dans le noir. Habituée à la lumière des flammes, je peine maintenant à m'accommoder à l'obscurité, malgré la pleine lune. Le bruit du moteur se rapproche et 899 s'affole. Camélia tente de la rassurer avant de la tirer dans la forêt pour prendre le chemin du retour. 410 les suit de près. Ugo me regarde un instant, son bras toujours agrippé au mien. De sa main libre, il attrape dans les braises une branche épaisse encore chaude et me fait signe de le suivre. Nous marchons à l'aveugle d'un pas rapide, suivant Camélia qui nous devance de plusieurs mètres. Je manque de trébucher sur un rondin de bois, me prends les pieds dans les ronces, mais Ugo resserre son étreinte et me relève aussitôt. Les poumons en feu, la gorge sèche et les membres engourdis, je poursuis ma course dans la forêt, emportée par Ugo, prête à me surpasser pour ne pas le freiner.
Au bout de ce qui nous semble durer des heures, nous arrivons enfin au car. Soulagée, je reprends mon souffle et c'est à ce moment que des phares s'allument face à nous, d'une intensité aveuglante. Un homme sort d'un camion, suivi d'une dizaine d'autres. Je ne vois pas son visage tant la lumière m'éblouit. Il n'est pas très grand, mais sa large carrure est impressionnante.
— Qu'est-ce que tu viens faire ici, Damien ?! demande calmement Camélia.
— J'ai entendu dire que des membres de notre génération pactisaient avec les robots. Alors je suis venu voir ça de mes propres yeux, réplique-t-il, d'un ton qui me glace immédiatement le sang.
Tremblante, je tourne les yeux vers Ugo, mais je ne perçois rien d'autre que de la haine et de la rage envers le dénommé Damien. Son regard me fait peur, il n'a jamais été aussi noir, sombre, menaçant que maintenant. Sans réagir ni comprendre ce qui m'arrive, je sens sa main toujours fermement cramponnée à mon avant-bras se détendre, effleurer mon poignet avec une douceur intimidante pour enfin atteindre ma paume. Mon souffle se coupe de nouveau et je sens ses larges doigts s'enrouler aux miens dans un geste tendre et rassurant.
Et tout à coup, deux sentiments m'assaillent. D'un côté, la terreur. La peur face à ces hommes, à leur carrure effrayante, à leur attitude agressive et hostile. De l'autre un bien-être incompréhensible que me procure ce contact de nos deux mains, à Ugo et à moi.
— Ugo. Je ne pensais pas que tu étais con à ce point-là.
Il ne répond pas, la mâchoire toujours crispée. Damien s'avance et je remarque qu'il porte un énorme couteau accroché à la ceinture de son treillis noir. C'est à ce moment-là que je comprends qu'il ne plaisante pas. Je manque de m'étouffer, mon cœur battant à tout rompre, les mains moites, le souffle court. Je tiens à peine sur mes jambes. Tous immobiles, nous attendons. Mon pouls tonne dans mes veines, Ugo le perçoit et resserre sa poigne avant de caresser de son pouce le dos de ma main.
J'ai envie de crier, d'éclater en sanglots.
Qu'est-ce qui m'a pris d'accepter de venir ici ? Pourquoi n'ai-je pas mis 899 en garde ?
J'hasarde un regard en direction de Damien. Les hommes derrière lui ricanent et j'aperçois maintenant leurs visages. Leurs yeux sont injectés de sang, leur peau est blafarde, ils me font une peur atroce. Damien nous scrute un par un, s'avançant légèrement vers chacun de nous. Lorsqu'il plonge son regard dans le mien, je ne peux retenir mes larmes, ce qui l'amuse.
— Comment vous faire comprendre de vous mêler de vos putains d'affaires ? explose-t-il.
Je ne réponds pas, muette face à ce visage repoussant : les traits grossiers de Damien me font froid dans le dos. Il s'avance ensuite vers Ugo. Il se tient à quelques mètres de lui. Un regard haineux déforme encore plus ses traits et je ressens un terrible déchirement au moment où ses yeux descendent vers nos doigts entrelacés.
— Emmenez-la ! hurle-t-il dans ma direction tout en retournant à son camion.
Tout s'enchaîne très vite.
Je sens la main d'Ugo lâcher la mienne tandis qu'il écrase son poing avec une force insoupçonnée sur la mâchoire d'un des hommes de Damien. Mon cœur est sur le point d'exploser, je tremble de tout mon corps, il pourrait le tuer. Il va le tuer. L'homme tombe à la renverse tout en entraînant dans sa chute Camélia qui tentait de le faire basculer. Mon souffle s'accélère à la vue des autres hommes, prêts à se jeter sur nous, sur moi. Ugo profite de la faiblesse de celui à terre pour se ruer sur lui et lui asséner un coup de poing dans les côtes, puis deux, puis trois. En tant que simple spectatrice, je me sens impuissante, inutile, démunie. Ugo met un deuxième type à terre, pose ses deux mains autour de son cou et serre le plus fort possible. Je vois de la peur dans ses yeux rougis par le manque d'oxygène, mais j'y vois aussi une promesse, la promesse de se venger. Une rage indescriptible s'inscrit sur son visage, alors Ugo comprime encore plus fort ses doigts autour de sa gorge pour qu'il n'ait plus jamais l'occasion de lui offrir cette expression. Il serre de plus en plus fort lorsque soudain des bras m'encerclent par-derrière et m'écartent d'eux.
C'est à ce moment-là que je prends vraiment conscience de la situation : 899 en larmes, en retrait derrière 410 qui tente de se débattre face à un homme de deux fois sa taille, Camélia saisissant par la gorge, avec une haine effrayante, une femme tout aussi robuste que les hommes de Damien, les jumeaux, en transe, s'acharnant sur un autre déjà inconscient à terre, et Ugo... Ugo, impuissant, retenu par deux hommes armés de couteaux. L'un immobilisant ses bras par-derrière, l'autre pointant une lame au ras de son cou. Ugo me dévisage, incapable de bouger, le souffle court, les yeux brillants d'une rage animale. Il ne me quitte pas du regard lorsque je me débats telle une enfant dans les bras d'un molosse de dix fois mon poids.
Arrivé vers leur camion, l'homme me pose à terre, me maintenant toujours fermement contre lui, la joue écrasée contre la tôle. Camélia, 410, et les jumeaux, tous à leur combat, ne prêtent pas attention à la scène qui se déroule en parallèle, à ce silence lourd de sens que seuls Ugo et moi percevons au milieu des cris. Pour lui et moi, c'est comme si tout s'était arrêté. Il ne regarde rien d'autre que moi ; je ne regarde rien d'autre que lui.
— Tu me connais, Ugo, clame Damien en sortant de son camion. Je n'aime pas les avertissements. Moi, j'agis tout de suite.
— Alors, attends-toi au pire, Damien, murmure Ugo, le souffle coupé, la lame du couteau frôlant sa gorge. Si tu la touches, je te tue.
— Ah oui ?
Sans que je le voie venir, le poing de Damien s'écrase contre ma mâchoire, déclenchant une douleur atroce, insoutenable, et la dernière chose que j'entends est le cri désespéré de 899.

...................... <3 LOVE

900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now