Chapitre 17

30.9K 2.2K 838
                                    

— Prends ton pull en laine, 900 ! Camélia m'a prévenue que le temps pouvait être plus frais en forêt, s'exclame 899 depuis le canapé du salon.
Tout juste sortie de la douche, les cheveux encore humides, j'enfile un pantalon noir et, suivant le conseil de mon amie, passe mon pull en laine gris. Je m'observe quelques instants dans le miroir et ne peux m'empêcher de grimacer à la vue des cernes qui soulignent mes yeux bleus. La nuit dernière a été courte.
Je passe mes baskets aux pieds et rejoins enfin 899, toujours assise sur le daim de mon canapé.
— Prête ? lance-t-elle tout en enfilant son bonnet beige.
— Prête, je murmure sans conviction.
— 410 nous attend en bas avec 409 et 408. Ne lui en veux pas s'il se montre distant, il ne comprend pas que l'on puisse fréquenter la deuxième génération. Mais regarde, il vient quand même, il fait un effort pour nous.
— Je sais, et merci d'avoir menti pour moi la dernière fois. Je n'ai rien trouvé à lui dire sur la venue d'Ugo. De toute façon, il m'évite depuis plusieurs semaines. Je crois que je l'ai vraiment vexé. J'aurais simplement dû lui annoncer qu'on s'était fait de nouveaux amis au lieu de le chasser brutalement. Enfin... même si on sait qu'en réalité je ne les apprécie pas vraiment.
Mon amie se lève et me fait face, attrapant mes deux mains dans les siennes.
— Écoute, que tu ne leur fasses pas confiance, je le comprends. Mais tu verras, ils sont géniaux et on a une mission à remplir, c'est le meilleur moyen d'en apprendre plus sur eux, sur leur mentor, leurs objectifs dans cette ville.
— Oui, j'admets, plus pour moi-même.
Elle retire une de ses mains et garde l'autre contre la mienne, comme elle en a l'habitude, me lance un dernier regard encourageant avant de me tirer jusqu'à la sortie.

Voilà plusieurs minutes que nous attendons tous les cinq devant l'entrepôt que Camélia avait indiqué à 899 cinq jours plus tôt. Les jumeaux et elle souhaitent nous emmener faire une escapade aux abords de la ville. Comme toujours, j'ai accepté, à contrecœur, motivée par le simple fait de détenir l'information qui satisfera suffisamment la régente pour qu'elle mette fin à ma mission. Il fait maintenant nuit et l'endroit est peu rassurant. Cet énorme bâtiment de ferraille est légèrement en retrait du centre-ville. Il nous a fallu bien dix minutes pour nous y rendre à pied et depuis les paroles d'Ugo d'il y a plusieurs semaines, je n'ai pu m'empêcher de regarder derrière moi à plusieurs reprises pour m'assurer qu'aucun sans-gêne ne nous suivait. Au moindre bruit, je redoutais une mauvaise rencontre.
— Bon, s'ils ne sont pas là dans cinq minutes, je rentre chez moi, s'agace 408.
409, tremblant, approuve lui aussi.
— Attendez un peu. Ils ont peut-être du retard, intervient 410, à mon grand étonnement.
Nous ne nous sommes pas adressé un seul regard depuis le début de la soirée. Entre lui et moi, l'atmosphère est pesante et je n'ai jamais été confrontée à ce genre de malaise. Les relations étaient tellement superficielles à l'orphelinat que cette situation m'échappe. Je ne sais absolument pas comment réagir pour arranger les choses entre nous.
— C'est trop long, moi j'y vais !
— Moi aussi ! Salut ! On se voit demain !
— Attendez !
899 tente de rattraper les deux garçons, mais ils ont déjà filé à une vitesse incroyable. Je les comprends, l'endroit est vraiment angoissant.
Au bout de quelques minutes, des pas suivis de chuchotements se font entendre. Mon ventre se serre à l'idée que ce soit des sans-gêne mal intentionnés, mais lorsque la silhouette de Camélia se dessine, précédée des jumeaux, je ressens un soulagement indescriptible.
— Enfin, vous êtes là ! chuchote 899, rassurée elle aussi. Vous en avez mis du temps !
— Vous avez vraiment un problème avec les horaires, vous ! rit Camélia avant de prendre 899 dans ses bras.
Ce geste me met dans l'embarras. Cette proximité soudaine que mon amie entretient avec la deuxième génération me stupéfait. Heureusement, Camélia ne réitère pas son étreinte avec 410 et moi, et se contente de nous saluer de sa voix pleine d'entrain. Je me surprends à regarder derrière eux à la recherche d'Ugo. J'avais pensé qu'il serait de la partie, qu'il avait été convié lui aussi. Et même si son absence me déçoit, bizarrement, j'en suis d'autant plus soulagée.
— Bon ! On y va ! lance David en attrapant Camélia par le cou d'un geste violent.
— Lâche-moi, sale con ! crie-t-elle. Va plutôt ouvrir le hangar !
Camélia a un visage superbe. Bien qu'elle ait une allure et une personnalité de garçon, elle possède une grâce et une féminité naturelle surprenantes. Sa chevelure châtain coupée court, son anneau à la lèvre inférieure, sa tenue vestimentaire ample et masculine contraste totalement avec les traits angéliques de son visage et son corps frêle. David s'empare de la poignée et fait glisser la porte dans un son assourdissant pour nous frayer un passage. Sa réplique, Simon, s'y engouffre muni d'une lampe torche et débloque de l'intérieur les pans latéraux pour ouvrir entièrement le garage. Dans cet intérieur délabré sont alignés des dizaines de cars identiques à ceux qui nous avaient déposés dans cette ville le premier jour. Ceux-là n'ont pas été utilisés depuis de longues années vu l'état dans lequel ils se trouvent. Une épaisse couche de poussière recouvre la tôle des véhicules et l'atmosphère est moite et désagréable.
— On va monter là-dedans ? interroge 899 d'un air dégoûté.
— Quoi ? Tu as peur de te salir, ma belle ? se moque Camélia. Tiens ! Attrape un chiffon et aide-moi à nettoyer les vitres !
Je perçois le petit grognement agacé de mon amie, et je ris intérieurement. Que ne ferait-elle pas pour se faire bien voir de la deuxième génération... Au même moment, on entend une branche craquer à l'extérieur du hangar, puis deux, suivi de bruits de pas. Tout le monde interrompt ses activités. Mon cœur s'emballe et j'ai l'impression que chacun de nous a cessé de respirer.
Une silhouette se dessine à l'entrée du garage, que je reconnais immédiatement. Ugo.
Mon cœur est prêt à exploser, je manque de m'affaisser au sol, mais résiste, les yeux rivés sur ce regard toujours aussi énigmatique.
— Tu te fous de ma gueule, Camélia ?
— Quoi ? Fais pas chier ! Si je t'avais dit que les objets viendraient, tu n'aurais jamais accepté.
— Les objets ? je demande, offusquée.
— Ouais... Désolée 900 ! C'est pas contre vous, mais c'est comme ça qu'on vous appelle ! Allez, me fais pas croire qu'on n'a pas nos petits noms, nous aussi !
Si, les sans-gêne...
Je ne réponds pas et observe Ugo, toujours adossé à la porte, furieux. Je sens 410 se rapprocher de moi, son torse presque collé à mon dos. Au même moment, les yeux froids d'Ugo balayent le hangar et s'arrêtent quelques secondes sur mon ami. Je le sens derrière moi se raidir face au regard sombre qui le toise.
— Fais pas cette tête, Ugo, lance Simon. Personne ne sera au courant de notre escapade. Allez, viens, j'ai besoin d'un copilote et tu connais mieux cette ville que quiconque.
Mieux que quiconque ? Pourquoi donc ?
Je me tais de nouveau.
— Allez ! En voiture !
David ouvre la porte du car avec difficulté avant de nous laisser monter un par un. Ugo hésite un instant, avant de nous suivre à son tour et de prendre place à côté de David, le conducteur. À l'intérieur du véhicule, l'air est suffocant, toujours moite, mais l'odeur y est moins prononcée. Je suis 410 qui n'a pas dit un mot depuis l'arrivée de la deuxième génération. Il s'installe au fond, sur les derniers sièges, et je m'assieds avec lui.
— Tout va bien ? Enfin, je veux dire, entre nous ? je lui demande, mal à l'aise.
— Oui, 900. Tout va bien. Je n'approuve pas que vous les fréquentiez, mais je préfère être avec vous plutôt que de vous savoir seules avec eux.
Le ton de ses dernières paroles trahit sa colère et son amertume. Il ne leur fait pas confiance et j'aimerais tellement lui confier à quel point je partage son avis, combien il a raison, mais je préfère me taire. 899 les apprécie réellement, elle souhaite les connaître, elle a cette curiosité que je n'ai pas. Moi je ne suis là que pour une seule et unique raison.
Le moteur vrombit, le bruit est assourdissant au départ puis plus doux lorsque le véhicule se met en route. Camélia et les jumeaux se mettent à crier en chœur et manifesteront leur joie tout au long du trajet. J'observe 899 de temps à autre, amusée par le comportement de la deuxième génération. Je décèle presque de l'envie dans ses yeux pétillants. Elle rit avec Camélia, et même si je crains cette dernière et m'en méfie, je ne peux m'empêcher d'être ravie de voir 899 heureuse et épanouie.
Quelquefois, mon regard se porte sur la chevelure ébène à l'avant du bus, une dizaine de rangées plus loin. Je perçois au travers des cris et des rires sa voix douce et rauque indiquer le chemin à David. Je ne sais pas pourquoi il m'intrigue à ce point. J'ai un mauvais pressentiment, il ne m'inspire pas confiance et pourtant j'ai cette foutue curiosité qui me pousse à mieux le connaître.
Au bout d'une trentaine de minutes, David coupe le contact et s'arrête à la lisière d'une forêt.
Qu'est-ce qui m'a pris d'accepter cette soirée ?
Le silence extérieur est pesant, seul le vent souffle sa musique menaçante, emportant dans sa course quelques feuilles mortes qui viennent s'agglutiner sur les vitres à peine dépoussiérées du car. Simon se lève le premier, passant un énorme sac à son épaule.
— Bon ? Vous comptez camper ici ? s'amuse-t-il. Suivez-moi, bande de froussards.
Camélia se lève, enjouée, 899 la suivant timidement, le sourire maintenant effacé de ses lèvres. Je me lève à mon tour, les jambes flageolantes, 410 derrière moi et lorsque je passe devant Ugo pour descendre, je sens son regard glacial sur ma nuque.
David et lui quittent leur siège et ferment la marche.

900 : La réinsertion (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant