Chapitre 12

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— 900 ! Ouvre ! C'est moi ! 900 ?
Hum... Mais qu'est-ce que...
— Hum... J'arrive, j'arrive ! Ne cogne pas aussi fort !
Lorsque j'ouvre la porte, 899 se tient devant moi, le sourire aux lèvres, rayonnante comme à son habitude. L'œil à peine ouvert, je lui grogne quelques mots :
— Tu m'as fait peur, j'ai cru qu'il y avait une urgence.
— Eh bien, maintenant que je te vois, oui. Regarde-toi ! Tu as dormi toute la journée. Tu as vu l'heure ?
Je jette un rapide coup d'œil à l'horloge. Elle indique 17 heures. Il y a encore quelques semaines, j'aurais été totalement embarrassée de me lever à une heure si tardive, mais aujourd'hui ça m'amuse et je ne le cache pas à mon amie.
— Arrête de rire ! Bon, ça t'embête si je passe la soirée avec toi ? me demande-t-elle, une lueur étrange allumant ses yeux clairs.
Je la regarde, curieuse de cette voix timide dont elle fait rarement usage.
— Bon, j'ai des choses à te raconter en fait ! Et puis, depuis la réinsertion, toi et moi on s'est à peine retrouvées toutes les deux. Qu'en dis-tu ?
Je réfléchis ouvertement, les yeux froncés, balançant la tête d'un côté et de l'autre comme pour exprimer mon hésitation. Le regard toujours indécis, je la fixe un instant et éclate de rire.
— Bien sûr que tu peux rester ! Allez, entre ! Attends-moi sur le canapé, que je me fasse un brin de toilette.
Sous la douche, le sourire ne quitte pas mes lèvres. C'est agréable de rire, de plaisanter avec une amie. C'est tout nouveau pour moi d'entretenir ce genre de relations. C'est comme si en quittant l'orphelinat nos envies, longtemps enfouies, s'exprimaient enfin. Il y a quelques jours encore, nous pensions que tisser des liens était indécent, que se livrer à autrui était inapproprié. Que nous ne devions compter que sur nous-mêmes. Aujourd'hui, tout ceci est remis en question. En observant la deuxième génération, j'ai réalisé qu'au contraire il n'y avait rien d'immoral à rire, partager, aimer. C'est bien une des seules choses que j'admire chez eux.
Je me sèche rapidement et enfile un pyjama propre. Qu'est-ce qu'on prévoit habituellement, pendant une soirée entre amies ? Je sors de la salle de bains à la recherche d'une paire de chaussettes dans les tiroirs de l'entrée et songe à ce que nous pourrions bien partager. Pourquoi ne pas préparer le dîner et nous trouver un film à regarder ? Je n'ai pas encore touché aux quelques films qui se trouve sur la petite bibliothèque, peut-être trouverons-nous notre bonheur ? Une fois chaussée de mes confortables pantoufles, je me tourne vers mon amie.
— 899, ça te dit qu'on prépare un gâteau toutes les deux ?
— Avec grand plaisir !

Voilà maintenant deux heures que nous discutons, affalées sur mon lit. Après la confection du gâteau au chocolat, qui s'est révélée être une tâche des plus salissantes, nous l'avons glissé au four et dégusté une bonne vingtaine de minutes plus tard. Repues, nous avons abandonné l'idée de dîner.
— Tu devrais absolument apprendre à les connaître, 900 ! Je t'assure ! Camélia est extraordinaire ! Drôle, intelligente, quoiqu'un peu excentrique, je te l'accorde. Et les jumeaux, Simon et David, sont géniaux !
Je la regarde, son sourire étiré comme jamais et malgré ça, je ne peux partager son bonheur. Les sans-gêne ne m'inspirent pas confiance. Ils me paraissent instables. Imprévisibles.
Elle se redresse et me prend les mains.
— Je te promets, 900. Tout ce que nous a dit la régente est faux ! Complètement faux ! Oui, ils sont particuliers, vraiment à l'opposé de nous, mais je t'assure, ils ne sont pas dangereux.
Je ne sais quoi lui répondre. Je l'observe toujours, dubitative. Peu convaincue par cette soudaine confiance qu'elle leur accorde. Si je lui racontais ce qu'Ugo m'avait dit, du moins, ce qu'il avait promis de m'expliquer, peut-être comprendrait-elle mes réserves. Elle pense qu'ils ne sont pas dangereux ? Si la régente l'a dit c'est que...
Mince ! Bon sang ! La régente ! La régente va m'appeler, elle doit m'appeler ce soir !
Aussitôt, je me redresse du lit tandis qu'un frisson douloureux me parcourt l'échine.
— 900 Tout va bien ? s'étonne mon amie.
— Je... Je oui... Enfin... Non... Je ne me sens pas très bien. Je crois que je vais vomir. J'ai mangé beaucoup trop de gâteau. Je... Je vais me mettre sous les draps. On... On se voit demain, d'accord ?
Son regard se fait inquiet. Mince... Je ne veux pas qu'elle s'affole, elle risquerait de rester pour me veiller et la régente peut m'appeler d'une minute à l'autre !
— Tout va bien, je crois que j'ai juste besoin de repos. Ça ira...
— D'accord, capitule-t-elle. Je rentre chez moi. Mais avant tout, promets-moi de bien vouloir leur laisser leur chance ?
Je feins de m'allonger avant de la regarder d'un air épuisé.
— À qui ?
— À Camélia et aux jumeaux. Ils veulent nous voir demain après notre première journée de formation.
Elle insiste. Elle ne partira pas sans que j'accepte et il faut absolument qu'elle quitte les lieux. Alors j'acquiesce à contrecœur, le ventre noué, craignant à tout moment que le téléphone ne sonne.
Lorsque la porte de mon appartement se referme, je ressens un immense soulagement. J'aurais pu me confier à 899, lui faire part de la mission que la régente m'a confiée. Elle aurait été d'une aide incommensurable pour moi. Mais je ne veux pas qu'elle porte cette responsabilité. Pas pour l'instant. Pas alors qu'on me surveille... Je ressors tremblante de sous mes draps, appréhendant l'appel de la régente plus que je ne l'imaginais. Je n'ai aucune information à lui soumettre. Pas une seule ! Je fouille sous mon lit à la recherche de la petite boîte qu'elle m'avait glissée dans les mains la veille de mon départ et en sors le téléphone...

Voilà maintenant trente minutes que je triture nerveusement l'appareil entre mes doigts. Peut-être qu'elle n'appellera pas ? Il commence à se faire tard. Je regarde l'horloge, elle indique 22 heures. Et alors que je n'attendais plus son appel, le téléphone se met à sonner. Mon cœur palpite soudainement. Mes mains tremblent de nouveau. J'agrippe le verre d'eau déposé sur ma table de nuit et avale une gorgée pour dessécher ma gorge nouée. Rien n'y fait. La boule au fond de mon estomac persiste.
Sans réfléchir davantage, je décroche.
— Bonsoir ? je clame d'une voix rauque et étouffée.
— 900 ! Quel plaisir de vous entendre !
— Plaisir partagé, régente !
Ma facilité à feindre l'enchantement me surprend. Quelque part, je suis contente de l'entendre, comme un souvenir nostalgique de mon enfance. Cette voix grave, oscillant entre chaleur et autorité. Source autant de crainte que de bien-être. La régente. Elle est ce qui ressemble le plus à une mère pour moi. Pour nous toutes. Et comme n'importe quelle mère, même lorsqu'elle est dure avec nous même, on ne peut s'empêcher de l'aimer.
— Je vous en prie, appelez-moi Martha maintenant.
— Oh oui, bien sûr... Heu... Martha.
— Bien, 900, j'espère que vous profitez de votre nouveau mode de vie !
Malgré tout, sa voix mielleuse me donne la nausée. Jamais elle ne s'était montrée si charmante. Je déglutis péniblement avant de prendre la parole à mon tour.
— En effet, j'ai pu admirer plusieurs endroits de la ville et tout est vraiment splendide.
— Je suis ravie que la ville vous plaise. Mais assez bavardé, coupe-t-elle soudain. Alors ? Qu'avez-vous à me dire concernant la deuxième génération ?
De nouveau, mon palais s'assèche. Quoi dire ? Lui mentir ? Non, je dois lui dire la vérité, elle veut mon compte rendu, alors elle aura le vrai.
— Je ne vais pas vous mentir, régente... enfin Martha. Pour le moment, je n'ai rien à vous dire de plus que ce que vous savez déjà. Mais j'y travaille. Je me suis rapprochée d'un petit groupe de la deuxième génération. Je suis censée les revoir cette semaine, je serai sûrement plus apte à vous faire un compte rendu la semaine prochaine.
Je suis surprise de mon assurance et sa voix douce dissipe mes quelques craintes.
— Très bien, 900. Ravie que vous ayez pu établir un contact avec eux ! Si je ne me trompe pas, vous commencez votre formation à l'hôpital demain. J'aimerais que vous soyez une apprentie modèle auprès de la docteure Anand. Il se peut que j'aie besoin de vos services la concernant. Je ne vous dérange pas plus longtemps, je vous en dirai davantage quand le moment sera venu ! Bonne semaine et à bientôt !
J'ai à peine eu le temps de commencer une nouvelle phrase qu'elle a déjà raccroché.
La docteure Anand ? Pourquoi avoir ses faveurs ?
Je balance le téléphone sous mon lit avec rage. Moi qui pensais devoir l'informer de mes trouvailles, je dois maintenant être son pion.

900 : La réinsertion (Tome 1)Where stories live. Discover now