Chapitre 20

13.4K 1.2K 22
                                    

Pendant les premières secondes, je me suis laissée couler sous l'eau, qui prenait une drôle de teinte orangée comme la bouteille de jus d'orange était tombée avec moi.
Puis, ne rencontrant pas le fond, j'ai tendu les bras vers ma surface et l'ai rejointe à coups de brasse. Le ponton était juste derrière moi ; je me suis hissée dessus et ai respiré deux minutes avant de me retourner vers le type qui m'avait salué ;
-T'es malade ! me suis-je exclamée.
-Tu t'es bien débrouillée, a-t-il remarqué en ignorant ce que je venais de lui dire. C'est galère de nager habillé. Je sais, j'ai fait à peu près la même chose que toi mais j'ai failli en crever.
Je lui ai jeté un regard exaspéré et enlevé ma veste, qui semblait soudainement peser vingt kilos. Je l'ai laissé tomber et elle a fait un bruit mouillé assez dégueulasse.
-C'est normal, j'ai mon diplôme, ai-je répondu ensuite.
-Ton diplôme ?
Il aurait pu être en train de piocher du pop-corn que ça ne m'aurait pas étonné. Le connard de jumpscare qui m'avait fait tomber dans l'eau faisait presque la taille d'Ethan, un peu plus petit, peut-être. Il avait les cheveux blonds foncés et des yeux gris, avec lesquels il me regardait avec fascination.
Pas le genre de fascination lubrique, hein, sinon j'aurais nagé jusqu'à son ponton pour le noyer. La même fascination que j'aurais eu devant un film avec une 3D réussie, des plans travaillés et fourmillants de détails. C'était ça. Il voulait remarquer et mémoriser chaque détail en un seul visionnage.
-La Hollande, c'est un pays avec pleins de lacs, de rivières et ce genre de conneries. Y'a pas mal d'accidents, et du coup il t'apprennent à nager habillé, que faire en cas d'urgence, le tout en trois niveau. Et j'ai mon diplôme de troisième niveau.
-Tout s'explique. Tu t'appelles comment ?
-Toi, tu t'appelles comment ?
Il a soupiré, d'un coup agacé. J'étais en train de crever de froid et de me rendre compte que non seulement mes vêtements étaient trempés, mais en plus ils sentaient le jus d'orange.
-Preston.
-Jana. Tu m'excuseras, je vais me changer, hein.
J'ai laissé ma veste sur le ponton et ai pris des vêtements plus ou moins à ma taille dans la réserve pour me changer, tronquant mon jean contre un short. J'ai ensuite mis mes vêtements à sécher avec ma veste sur le ponton, et me suis rassise à une distance plus raisonnable du bord.
-Qu'est-ce que tu fous là, en fait ? ai-je ensuite demandé à Preston.
-Trop de monde et de bruit au lac, a-t-il répondu. Ça me fout la migraine. Ici, ça va, c'est calme.
-OK, d'accord, ai-je dit simplement. Et t'es là depuis combien de temps ?
-Une semaine. Le début, quoi.
Je n'ai rien dit. Il avait manqué beaucoup de choses dont je n'avais pas envie de parler pour l'instant, alors je n'en ai pas parlé. J'ai étendu mon dos sur le ponton et
-Et tu fais quoi, depuis une semaine ? Ai-je demandé.
-Absolument rien ! C'est super.
-C'est sûr que ça doit être cool, ai-je dit en souriant.
-Ça se passe comment, chez vous ?
-C'est le bordel.
Je n'ai pas développé.
-Et pourquoi c'est le bordel ?
-Il se passe trop de choses trop vite.
-Quoi, comme chose ?
-T'as qu'à y aller, à la limite, tu verras bien.
Il n'a pas répondu à ma provocation, et je n'ai rien dit ensuite, ce qui nous a plongés dans un long silence. Je ferais peut-être mieux de rentrer. C'était pas le moment de lâcher Esther et Ethan. Oui, je ferais mieux de rentrer.
Joignant la pensée et l'acte, je me suis redressée d'un coup et ai récupéré mes chaussures, qui Dieu merci, n'étaient pas tombées dans l'eau avec moi. Ç'aurait été un désastre. Je suis allée chercher des chaussettes et ai remis mes chaussures. J'ai jeté un coup d'œil à mes vêtements qui séchaient toujours.
-Je viendrai les récupérer demain, ai-je dit à Preston. Bonne journée !
Preston a eu une expression perplexe, mais a hoché la tête.
-OK, bonne journée.
Mon apparition et disparition soudaine devait paraître bizarre, en plus de mon attitude. Tant pis. En plus, il m'arrivait de toute façon souvent d'être bizarre, c'était pas nouveau.
J'ai marché plus vite sur le chemin du retour, mettant à peu près une demie-heure à rentrer. Graham et compagnie étaient déjà partis quand je suis arrivée, après tout il était presque dix heures. Esther, par contre, était là, et elle était énervée. Elle m'a quasiment bondi dessus quand je suis rentrée.
-Ça va pas, de me lâcher comme ça ?
« Non, effectivement, ça ne va pas » ai-je répondu dans ma tête.
-J'avais l'air tellement conne, toute seule après que tu te soies barrée. Et je te jure que la première fois, je les laisse croire que t'as empoisonné tout le monde hein ! Sérieusement, c'était tellement irresponsable de ta part !
-OK, d'accord, ai-je dit pour couper court à sa tirade. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Elle s'est arrêtée, mais a croisé les bras et a adopté l'expression la plus froide que je lui ai jamais connue. Le pire était probablement que je ne me sentais même pas coupable à propos de ma courte escapade. J'avais besoin de prendre l'air, j'y suis allée, je suis revenue.
Si quelque chose de grave était arrivé entre-temps, pourquoi pas, mais Esther était parfaitement capable de fonctionner sans ma présence, et il fallait peut-être qu'elle commence à s'en rendre compte. Personnellement, je commençais à en avoir marre de devoir toujours être là à la regarder jouer les génies en prétendant servir à quelque chose.
-Pas grand-chose, a-t-elle répondu, conservant son air renfrogné. On a réglé deux-trois détails à propos de l'inhumation, et on cherche une solution pour éviter à qui que ça soie d'autre de souffrir du champ de fleurs.
-On n'a qu'à le faire cramer, ai-je dit en repensant à cette discussion qu'on avait eu sur la « politique de la terre brûlée ».
Bien sûr, je disais ça en tant que blague, ce qu'Esther n'a pas capté.

Échoués (FR)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant