10 - Dracula Untold

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Forteresse de Poenari, 1460

    Vlad Basarab Draculea, surnommé par ses ennemis « Tepes » – l'Empaleur –, vit la haute silhouette de son frère s'avancer vers lui, dans le couloir aux immenses murs recouverts de tapisseries ocres. Une sourde colère monta à la tête du monarque roumain lorsqu'il constata que Radu avait gardé ses attributs de prince de Valachie, tout en étant vêtu à l'ottomane. Pour un homme comme Vlad, qui avait voué son âme à la destruction de l'empire ottoman, ce mélange des origines était un blasphème sans nom. Un rictus haineux naquit sur le visage dur et taillé à la serpe de l'aîné des deux Draculea. Il ressemblait de façon frappante à son cadet, mais son faciès cruel et ses regards calculateurs le déparaient de la beauté qui avait rendu Radu célèbre.

    Ce dernier n'avait pas peur de Vlad, contrairement à tout autre homme vivant. Il posa la main sur le sabre de cérémonie qu'il portait à la ceinture et salua d'un signe de tête le voïvode régnant :

- Vlad. Mon frère, je t'en prie, restons pudiques : n'exprime pas ta joie de me revoir avec tant d'effusion.

Tepes abhorrait réellement son frère, que tous au palais regrettaient et préféraient. Ils préféraient Radu parce qu'ils ne le connaissaient pas. Vlad savait combien noire et perverse était l'âme de son frère.

- Du-te dracului(1)... grogna l'Empaleur.

- Oh, comme tu es spirituel, mon frère... sourit doucement le jeune vampire. Sais-tu que tu nous manques, à Edirne ?

- As-tu réussi ? cracha Tepes, qui ne supportait pas les plaisanteries irritantes de son cadet.

- Te serais-tu laissé pousser la barbe ? Cela te va à merveille ! Il faut que je fasse faire ton portrait pour l'emporter à...

- Tu oublies que tu ne dois d'être encore de ce monde qu'à cause d'une promesse de sang que j'ai faite à notre père...

- Non, mon frère, sourit méchamment Radu, je n'oublie rien. Je n'oublie jamais rien, contrairement à toi.

Vlad se tourna brusquement vers le benjamin de sa fratrie et le bouscula rudement. L'autre se raidit et, alors qu'un humain eût été projeté contre le mur et eût sans doute été assommé sur le coup, ne bougea que de quelques pouces.

- Tu n'es plus chez toi ici, siffla l'Empaleur. Tu n'as jamais pris la moindre responsabilité, cel Frumos ! ironisa-t-il en reprenant le surnom du plus jeune des Draculea. Tu m'as laissé seul avec notre peuple qui mourait de faim, et tu lui as préféré l'opulence des Turcs.

- Lorsque je vois la liesse permanente dans laquelle vous vivez, toi et le peuple, ricana Radu d'un ton méprisant, je me demande bien pourquoi ! Combien de pauvres prisonniers as-tu encore fait passer par le supplice du pal, Tepes ? Oh, mais j'y songe...

Les deux frères, trop occupés à se surveiller mutuellement, ne virent pas un petit serviteur aux bras chargés d'un plateau de coupes en terre cuite avancer dans leur direction.

- ... ta méthode d'exécution qui te vaut ton surnom n'est-elle pas inspirée de ce peuple turc que tu hais tant ?

Vlad, beaucoup plus impulsif que Radu, empoigna ce dernier par le col de son manteau d'apparat. Un craquement épouvantable se fit entendre et il écarta les mâchoires comme un serpent qui s'apprête à dévorer une créature plus grosse que lui. De grands crocs jaillirent de sa mandibule, tandis qu'un rugissement bestial résonnait dans le couloir, couvrant le tintamarre causé par la chute du plateau que le petit serviteur portait. Les coupes en terre cuite qu'il devait répartir sur la grande table en prévision d'un banquet protocolaire se brisèrent les unes sur les autres sur les pierres froides du château.

    Plaqué au mur, Radu souriait toujours, ironique et dénué de toute peur :

- Tu n'effraies que les enfants, Vlad. Ces petits tours de passe-passe ne te valent que quelques souffrances.

- L'as-tu enfoui ?

Sans lâcher son frère, Tepes avait posé sa question d'un ton rendu guttural par la déformation manifeste de son visage. La peau même du vampire était devenue blanche comme de la craie et ses veines transparaissaient, noires, ramifiées comme les branches d'un arbre sur ses tempes et ses joues. 

- Nul besoin de te mettre dans un état si pitoyable, mon frère. Bien sûr, notre regretté ami commun se trouve à l'heure actuelle sous les fondations d'un temple païen, dans la grande Ninive, épargnée par Dieu jadis... Il faudrait toute la poudre noire d'Extrême-Orient pour venir à bout du marbre qui se trouve sur son cercueil !

- Alors va-t'en, cracha Vlad en relâchant son frère. Tu n'as plus rien à faire ici.

Radu plissa les yeux et réajusta ses habits, tissés et coupés par les plus grands artisans de l'Empire Ottoman. Le jeune homme respirait l'opulence et le goût de vivre. Vlad lui tourna le dos et son regard se posa sur le jeune serviteur qui se trouvait à genoux devant les débris de terre cuite, des larmes de peur coulant sans discontinuer sur les joues. En voyant l'Empaleur tourner son regard vers lui, le garçon joignit les mains et baissa la tête, bredouillant :

- St... stăpân(2)... par... pardon, st... stăpân...

Radu fit une petite grimace à mi-chemin entre le dégoût et l'amusement. Il passa à grands pas devant le serviteur, lançant d'une voix narquoise avant de disparaître dans les couloirs du palais de Poenari :

- Voilà ton repas, mon frère ! Juste au moment où tu commençais à avoir les crocs...

Vlad resta quelques instants immobile, silencieux, faisant son possible pour garder son calme et ne pas exploser. Le jeune serviteur sanglotait toujours en silence, terrifié par les dernières paroles de cet inconnu turc qui – disait-on en cuisines – était le frère du roi. Il n'osait plus relever la tête vers l'héritier des Draculea, horrifié par la transformation qui avait opéré sous ses yeux. Lorsqu'il sentit la main glacée du voïvode se poser sur sa tête, le garçon voulut répéter sa supplique, mais la voix calme du vampire l'interrompit, répandant dans ses veines une étrange sensation de bien-être et de chaleur :

- Merge, copil(3)...

*

(1) "Du-te dracului" : Non, Canahait, je ne traduirai pas les injures en roumain, même si elles contiennent un « jeu de mots amusant » (sic). NdT, qui conseille de ne pas répéter cette phrase à un Roumain.

(2) "Stăpân" : "Maître", NdT, qui estime que le lecteur comprendra le reste aisément.

(3) "Merge copil" : "Ça va, gamin", NdT, qui se sent au moins autant exploité qu'un étudiant de médecine, voire peut-être même plus.

Vampire ConsultantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant