16 - The Rock

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J'eus à peine le réflexe de réaliser une torsion d'esprit sur les  secouristes et les policiers dépêchés sur les lieux. Je n'eus sans doute  pas apprécié de devoir être séparé de Sophie pour croupir en  garde-à-vue. Aussi éculée cette comparaison soit-elle, je vécus le reste  de la soirée comme si mon corps entier se trouvait plongé dans l'ouate.  Je ne pouvais rien faire pour mon amie, rien. Par mon égoïsme et mon  besoin de compagnie, je l'avais jetée entre les griffes de l'un de mes  ennemis. Je pensai à envoyer un mail à Jayvart, expliquant brièvement la  situation et ajoutant l'adresse de l'hôpital où les secouristes  emmenèrent la jeune femme. Je sus seulement qu'ils la plongeaient dans  un coma artificiel et qu'elle fut conduite en réanimation. Pour ma part,  j'errai dans les couloirs de l'hôpital, incapable de m'asseoir ou de  manger. Elle pouvait mourir, même si l'âme fourbe et cruelle de  l'orphique avait sans doute planifié un destin plus terrible pour le  médecin-légiste. Je vous avoue que je me morfondis longtemps et que je  sombrai dans une sorte d'auto-apitoiement particulièrement lamentable.  Si je n'avais coupé les contacts avec elle... si je ne m'étais autant  emporté face à elle ce soir-là... si je n'avais pas été un tel lâche !  Je l'avais abandonnée, et je savais fort bien qu'il s'agissait pour elle  de la pire blessure que j'eusse pu lui infliger.

Je passai deux  jours entiers à survivre dans l'établissement où Colibri avait été prise  en charge. Je tentais d'obtenir régulièrement de ses nouvelles, mais si  son état avait été stabilisé, les médecins n'avaient pas jugé bon de  lui faire reprendre conscience et – quoiqu'ils l'aient depuis longtemps  tirée du coma – l'assommaient à la morphine.

Le troisième jour,  ils la déplacèrent dans une zone où les visiteurs avaient loisir de  vaquer. Je m'assis dans le couloir, fourbu et sans plus prendre garde à  tordre l'esprit de soupçonneux. Elle était seule, dans sa chambre. Je  n'avais pu voir ses jambes, cachées sous des draps blancs tendus, mais  son visage était affreusement marqué : les yeux auréolés de noir, les  trais décharnés et le teint cireux. On eût dit un cadavre. Je n'osai  pas, lâche que je suis, demander à un médecin de passage quel était  l'état de ses jambes. Une grande horreur m'envahit lorsque la pensée me  frappa qu'elle pouvait avoir été amputée. Ces noires pensées me  tourmentaient, alors que je gardais la porte de sa chambre, assis sur  une chaise, lorsqu'une ombre me recouvrit. Je levai la tête et quelle ne  fut pas ma surprise en reconnaissant la bedaine et la moustache jaunie  de Jayvart ! Mal rasé, l'œil rouge et fulgurant, il piétinait devant  moi. Je bondis sur mes jambes :

- Vous, ici !

- Imbécile !  cracha-t-il. Vous ne pouviez pas regarder votre téléphone, oui ?! Je  vous ai envoyé trois cent cinquante mails et autant d'appels ! Espèce de  petit salopard ! Où est-elle ?!

Sa présence, étrangement, me  rassura. Il représentait la normalité. Le Monde Réel. Il était  invariable. Je savais fort bien qu'il eût été malvenu de ma part de lui  répondre avec l'insolence pour laquelle je plaide coupable et lui  indiquait sans parler la porte de la chambre de Sophie. Il me bouscula  et entra sans hésiter, claquant la porte derrière lui. Une infirmière  inquiète lui courut après en lui criant dans un mauvais anglais de  s'arrêter et entra à sa suite. La porte de la chambre se referma et je  restai seul sur le palier, incapable de trouver le courage d'affronter  la réalité.

Jayvart finit par sortir après plusieurs minutes,  suivi par l'infirmière dont l'œil compatissait visiblement. Le  commissaire fit un signe de tête qui pouvait aussi bien dire « Merci »  que « Partez » et la femme disparut dans les couloirs d'un pas vif. Le  Français, quant à lui, resta la tête baissée, impavide, les poings  serrés sur un chapeau et une écharpe qu'il avait ôtés. Lentement, et  toujours sans manifester la moindre émotion, il les posa sur la chaise,  près de la porte. Puis il me fit face, sans croiser mon regard.

Vampire ConsultantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant