35 - Red blooded

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Sophie avait rarement ressenti une rage aussi intense. Imperturbable  derrière elle, Akane ignorait ses suppliques, ses malédictions et ses  insultes. Vlad les rejoignit bientôt, dans le hall de l'aéroport.

- Vous  n'aviez pas le droit ! éructa la jeune médecin-légiste qui ne rêvait  que d'une chose : obtenir le droit de se mettre debout durant cinq  minutes pour botter les fesses du strigoï. Vous n'aviez pas le droit de  faire ça !

- Je vous en prie, ne pleurez pas, ordonna séchement le vampire en croisant les bras. Je ne supporte pas les larmes.

- Je ne pleure pas !  explosa Colibri, qui, effectivement, avait les joues sèches. Oh, vous  savez quoi ? Allez vous faire voir ! Vous n'êtes qu'un salaud de  première catégorie.

- Mon frère est un monstre, Sophie, gronda Vlad en se penchant sur elle.

Ses yeux noirs irradiaient à présent de colère.

- Il  est celui qui a tiré du sommeil Zalmoxis pour la seconde fois. Il n'a  fait appel à moi que lorsqu'il s'est trouvé dépassé par les événements !  Quant à vous, il ne vous aide et vous tend la main que pour une raison  que j'imagine peu avouable !

- Vous mentez...

- Ah, je mens ? Radu n'a pas hésité à massacrer des membres de son propre peuple,  lorsqu'il s'est agi pour lui de tenter de livrer aux Ottomans mon  royaume ! Il était prêt à tout pour prendre la place qui me revenait de  droit ! Il a mené les Turcs dans les villages, les campagnes de  Wallachie, y commettant les pires atrocités ! cracha Vlad, dont les  traits du visage se tendirent brutalement.

Sophie vit les grandes  mains brunes du strigoï se plaquer contre les repose-bras de son  fauteuil, et perçut, malgré le timbre puissant de l'Empaleur, de légers  craquements qui provenaient de ses mâchoires.

- Majesté... murmura  Akane en posant doucement la main sur l'épaule de son maître. Majesté,  si c'était son ami, elle ne peut pas comprendre...

Tepes fit alors  une chose qui terrifia Colibri plus encore que ses transformations  vampiriques ou ses regards mortels : il se dégagea de sous la paume de  la Japonaise et asséna à cette dernière une gifle qui la jeta au sol. Les lunettes  rondes de la yûrei se brisèrent sur le dallage jaune et Vlad, loin de  manifester du regret pour ce geste d'une violence démesurée, saisit  rudement Akane par le bras et la releva tout en la secouant :

- Tu ne devais pas venir, je te l'avais dit ! Tu dois obéir ! aboya-t-il d'un air féroce. Obéir et rien d'autre ! Tu entends ?! Tu entends ?

Le « Oui, majesté »  de la yûrei fut perdu sous la terrible remontrance. Sophie, de son  côté, était devenue aussi pâle que la mort. Elle sentait son cœur battre  la chamade devant un spectacle si violent. Voyant les autres humains,  autour d'elle, avancer sans même les regarder, l'air un peu perdu et  vague, elle comprit que Vlad tordait l'esprit de tout homme qui passait à  sa portée. Et que, s'il lui venait l'envie de faire du mal à qui que ce  fût, rien n'y personne ne pourrait s'opposer à lui. Incapable de dire  une parole, Sophie, les doigts tremblants, chercha son portable dans la  poche de son manteau, sans quitter le strigoï des yeux. L'estomac de la  jeune femme se tordit lorsqu'elle vit le poing fermé de Vlad se lever à  nouveau, au-dessus du visage de la Japonaise. Les doigts de Colibri,  agités de soubresauts, laissèrent échapper le smartphone qui alla  rebondir, protégé dans une coque en caoutchouc, hors de sa portée sur le  sol. Il n'y avait plus d'issue.

Comme au ralenti, la jeune  humaine vit le bras de Vlad l'Empaleur s'abattre, droit vers le visage  crispé de la yûrei. Akane ferma les yeux, tenta de détourner la tête,  mais ne fit pas mine de lever le poignet pour se protéger. Elle ne se  défendait pas.

« Elle ne se défend plus », fut la seule pensée qui envahit alors Colibri, comme une vague de rage déferlante.

Une  puissante colère, quelque chose qui ressemblait davantage à de la  fureur pure qu'à de la haine, s'empara de la jeune femme. Ses ongles  s'enfoncèrent dans le revêtement en plastique de son fauteuil roulant et  elle écarquilla les yeux. Ce fut à ce moment qu'elle les vit.  Des rubans, des rubans d'une fumée noire et dense, qui partaient tous de  Vlad Tepes Draculea et qui le connectaient à chaque humain qui passait  dans un rayon de moins de trente mètres. Des rubans parfois agités de  volutes, mais qui ne cassaient jamais. Ils semblaient vivants.  Le temps semblait s'être arrêté, pour Sophie. Le strigoï n'avait pas  encore frappé Akane, les voyageurs humains, imperturbables, avançaient  lentement, bien trop lentement, comme dans un rêve. Colibri, qui  ignorait ce dont il s'agissait, vit un ruban interrompu flotter à  quelques pas d'elle. Il partait également du voïvode roumain, mais  semblait avoir été tronqué avant d'avoir pu atteindre l'humaine. Et le  ruban, sous ses yeux, se tordait comme un serpent auquel on eût tranché  la tête et à qui il eût resté un semblant de vie.

Sophie, pleine  de cette fureur inommable, leva la main. Elle ne savait elle-même trop  pourquoi, mais elle sentait qu'elle pourrait stopper Tepes. L'empêcher  de faire du mal à Akane. Qu'en établissant le contact entre elle et le  ruban qui eût sans doute dû la relier au vampire, elle tiendrait au bout  des doigts le moyen de mettre à terre le strigoï. Le mettre à terre,  mais également – et cela amena sur les lèvres de Colibri un étrange  sourire de satsifaction – le faire souffrir.

Le ruban, se tordant  de plus belle devant elle, semblait attiré comme un aimant entre la main  tendue. Une transe surnaturelle s'empara alors de l'humaine. Vlad lui  tournait le dos, Akane était trop petite pour pouvoir apercevoir la  jeune femme et les autres voyageurs, presque immobiles à présent, ne  pouvaient pas non plus observer la transformation qui opérait sur le  visage de Sophie. Elle-même ne fit qu'entendre une voix grave, sans  savoir que cette voix émanait de sa propre gorge. Car la jeune femme,  les yeux révulsés et le menton levé, effleura le ruban de fumée noire de  l'index tout en prononçant d'un ton d'outre-tombe le mot :

- Asakti !

Un  hurlement strident, déchirant, remplit l'air. Nul ne pouvait expliquer  d'où il provenait car, comme le ronronnement du tigre, il semblait avoir  été poussé de mille endroits à la fois. Les rubans noirs se raidirent,  comme si on avait piqué d'une fourche le serpent dont ils eussent pu  être constitués. Les volutes de fumée se tordirent un instant dans les  airs avant que de s'évanouir.

Sophie resta haletante, les mains  agrippées à son fauteuil. Vlad sursauta de la même façon que s'il eût  été frappé d'un coup de fouet, et il abaissa le bras. Les voyageurs,  dans le hall qui semblait avoir réintégré un cours du temps normal,  stoppèrent leur marche et s'ébrouèrent, exactement comme si quelqu'un  venait de leur envoyer une gerbe d'eau au visage. Ceux qui se trouvaient  prêts de Sophie, Vlad et Akane les dévisagèrent de la même façon que si  le petit groupe venait d'apparaître sous leurs yeux.

- He broke my cellphone!(1) s'exclama Sophie en pointant du doigt le strigoï.

Elle  avait compris ce qu'elle venait de faire. Elle ignorait comment,  pourquoi, grâce à quelle divinité, mais elle comptait bien en tirer  parti le plus longtemps possible.

- He hit me! glapit-elle. He hit that woman! He tried to steal my phone away!(2)

Un  vigile un peu empâté mais empressé trottina en direction de Vlad,  bafouillant des ordres en roumain dans un vieux talkie-walkie. Lorsqu'il  posa sa patte d'ours sur l'épaule du strigoï, ce dernier se redressa.  Akane, qui s'était remise sur pieds, s'éloigna rapidement vers la sortie, après  avoir ramassé ses lunettes.

Sophie, de son côté, put demander à  une personne de lui ramasser son téléphone. La fin de son remerciement  mourut dans sa gorge lorsqu'elle vit le regard que le vampire lui lança,  tandis que deux autres vigiles accouraient et l'encerclaient.

Ce n'était ni de la colère, ni de la haine.

C'était de la peur.

*

A suivre !

*

(1) Il a cassé mon téléphone ! NdT, qui trouve que franchement, l'anglais pourrait être directement traduit par l'auteur, qui ne se foule pas trop.

(2) Il m'a frappée ! Il a frappé cette femme ! Il a essayé de me voler mon téléphone ! NdT, qui estime que Canahait prend son traducteur pour une pomme.

Vampire ConsultantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant