5. Ithon

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Quatre jours avant la chute de Mecia


L'empire zayin avait atteint cette forme d'hégémonie qui précède la chute ; aveuglé par les succès accumulés jusqu'alors, il n'imaginait pas se détruire lui-même.

Caelus


Que recherchait l'empereur Sitrim Gar'niota ?

Ithon avait osé poser cette question dérangeante en public, lors d'une réunion des commandants des troupes d'occupation de Taler'menia. Il l'avait regretté.

Le zayin répondit mollement au salut des gardes en faction et monta dans sa voiture. Il en avait fini avec l'air moite et salé de cette ville côtière, dont la chaleur asphyxiante réduisait ses nuits de sommeil comme peau de chagrin.

La radio du véhicule grésilla. On annonçait le départ du convoi. Le chauffeur prit note et poussa le démarreur. Ithon remit ses ailes en place, étendit les bras sur la banquette et se tourna vers la vitre. Il avait fait le trajet aller dans une voiture ouverte et pesté des heures durant contre le sable qui s'infiltrait partout. À l'arrivée de la saison sèche, la steppe se changeait en bain de poussière. Les pistes empruntées par les véhicules à moteur traçaient des lignes beige sur un fond ocre uniforme et étouffant.

Le gouvernement de Taler'menia ayant été réinstallé dans ses fonctions, les troupes de Gar'niota pouvaient rejoindre le bercail. En quelques années, l'empereur Sitrim avait unifié les zayin de Palm derrière lui. Une grande œuvre dont avaient rêvé nombre de ses prédécesseurs, invariablement couronnés d'échec.

Sitrim n'était pas comme eux. Il avait su diviser pour régner, annexer les cités l'une après l'autre ; fin stratège, il semblait prévoir à l'avance chaque coup tordu de ses adversaires, qu'il soit politique ou militaire.

Oui, mais dans quel but ?

Sa carrière progressait à toute vitesse, mais Ithon n'était encore qu'un subalterne dans l'armée de Gar'niota. Les généraux qui rôdaient dans l'entourage de Sitrim en savaient plus que lui sur les plans de l'empereur. Il se murmurait que le maître des zayin avait des vues sur les cités étrangères du continent. Valinor, Mecia... si tel était le cas, l'empereur se révélait un génie... ou un fou. Quel intérêt à épuiser en conquêtes un empire si jeune ? À l'inverse, ne permettait-il pas aux zayin à peine réunis de se rassembler autour d'une même cause guerrière ?

Chacun chez soi, tel était le mot d'ordre d'Ithon. On lui avait appris, enfant, et on apprenait encore aux enfants de son ex-compagne zayin, que les trois races de Palm n'avaient pas vocation à se mêler. Chacun chez soi et dans sa ville ; sauf peut-être les irréductibles de Mecia, convaincus que samekhs et humains pouvaient vivre en bonne entente. Les relations entre l'Est et l'Ouest du continent, froides et sévères, se résumaient en quelques lignes. Lorsque Sitrim avait procédé à l'invasion de Taler'menia, humains et samekhs n'avaient pas levé le petit doigt.

Jusqu'à présent, Sitrim Gar'niota avait fait preuve d'intelligence et de méthode, mais il s'isolait de ses conseillers militaires. C'était du moins ce que murmuraient les généraux à la dernière réunion des forces d'occupation. S'il décidait, demain ou après-demain, de marcher sur Valinor, ce serait de son propre chef, sans qu'aucune instance consultative ait rendu son avis. Or, dans sa position, un faux pas et Sitrim les mènerait droit au chaos.

Pensif, Ithon chercha du regard les autres véhicules du convoi. Il manquait d'informations. Selon son ex-compagne, une ombre rôdait sur Gar'niota. Parmi ces généraux livrés à eux-mêmes, certains se languissaient de la prochaine conquête, tels des chiens de chasse mis en cage ; tandis que d'autres s'impatientaient de rentrer dans leurs villes respectives. En se cloîtrant dans ses appartements, Sitrim laissait pourrir la situation. Les bataillons intenables pesaient sur les habitants de Gar'niota. L'ordre ne reviendrait pas tant que l'empire n'aurait pas la certitude de la fin du conflit. Un nouvel équilibre mondial et chacun pourrait retrouver sa vie tranquille.

Ithon pariait sur un tel retour à la normale.

« Qu'est-ce que vous en pensez ? demanda-t-il au conducteur. La guerre se poursuivra-t-elle ? »

Le zayin hésita à répondre. Il régnait une moiteur étouffante dans ce véhicule ; Ithon aurait bien ouvert la vitre, mais la poussière l'en dissuadait. Que n'aurait-il donné pour pouvoir voler à l'extérieur, à dix ou quinze mètres d'altitude, hors de cette colonne de fumée rougeâtre !

« Ne dites pas que je vous l'ai répété, dit le chauffeur en vérifiant le commutateur de sa radio. J'ai conduit le général Tul Taler'naga il y a deux jours, sur cette même route, avec son aide de camp. Il a passé tout le trajet à dicter des messages et des télégrammes pour d'autres généraux. Principalement des critiques acerbes vis-à-vis de l'empereur. Il disait que Sitrim avait perdu la raison, qu'il n'avait d'yeux désormais que pour Valinor, que les bataillons déjà installés sur la frontière n'étaient que les premiers...

— Nous avons installé des troupes à la frontière ? s'exclama Ithon.

— Quelques jours, selon le général, avant un assaut d'ampleur.

— Mais que diable irions-nous faire à Valinor ?

— C'est à l'empereur qu'il faut le demander. Et vous, centar Ithon Gar'niota, qu'en pensez-vous ?

— Je crois que Sitrim est bien capable de nous emporter dans une guerre avec le reste du continent. »

Le chauffeur fronça des sourcils.

« J'ai l'impression que vous ne portez pas l'empereur dans votre cœur. Cette guerre, nous la gagnerons, n'est-ce pas ?

— Oui, et après ? Qui va payer pour les trous que nous avons fait dans les murailles de Taler'menia ? Qui va replanter des céréales dans les champs de mines que nous avons installés l'année dernière ? Les soldats se sacrifient pour le peuple dont ils ont la garde. Et ce peuple se sacrifie ensuite pour reconstruire son pays. C'est foutaises de croire que Sitrim nous grandit ; Sitrim a créé l'empire, mais la prospérité ne vient pas toute seule. Il faut remplir cette coquille vide.

Qui plus est, je ne comprends pas ce que veut Sitrim. Par Kaldar, pourquoi personne ne pose cette question ? Qu'avons-nous à faire de Valinor ? Je m'en fiche comme d'une guigne, de Valinor ! Vous m'auriez dit que nous allons planter des choux sur les pôles, cela reviendrait au même ! »

Que lui avait-elle dit d'autre, déjà, quand il avait appelé son ex-compagne pour les nouvelles ? Oui, le peuple de Gar'niota lui non plus ne comprenait pas le mutisme de son dirigeant. Il exigeait que l'on déclare la fin de la guerre, que les habitants puissent tous rentrer chez eux... il exigeait, jusqu'à ce que les bataillons en service à la capitale descendent dans les rues mater la contestation.

Une vision de terreur assaillit Ithon. À peine construit, encore fragile, l'empire faisait peut-être face à son pire ennemi ; l'empereur lui-même...

Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant