14. Zara

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Deux jours avant la chute de Mecia

Derrière chacune de nos réalisations se trouve une série d'événements et de personnes que notre mémoire est prompte à omettre. Nous disons : voyez, j'ai fait ceci. Mais ce que nous ne disons pas, c'est que « je » à cet instant fut le produit d'une chaîne de causalité aussi improbable qu'implacable, la somme de mille influences parmi lesquelles se cache la volonté des dieux – si nous voulons bien y croire.

Caelus


Lorsqu'Ygdra entra dans le grand hospice de Mecia, les feux du rempart avaient déjà tous été allumés. Les phares dans la nuit annonçaient un danger imminent ; les rues se vidaient de leur traditionnelle faune nocturne ; les Gardiens de la ville regroupaient leurs troupes.

Lorsque la nuit serait passée, Mecia vivrait son dernier jour avant l'arrivée de Sitrim. L'empereur souhaitait voir la reddition totale de la ville ; elle ne lui ferait pas ce plaisir. Certainement pas.

« Que voulez-vous ? demanda le secrétaire de l'accueil, plus habitué à diriger les infirmiers du service de nuit que des arrivants impromptus de l'Académie des Architectes.

— Je cherche un cas de maladie des cristaux très avancé.

— On en a plus d'une vingtaine. Avez-vous un nom ? Vous êtes de la famille ? Un parent par adoption, peut-être ? »

Il est vrai que la maladie des cristaux ne touchait que les humains. Les savants samekh l'attribuaient à certains composants exotiques présents dans le sol et dans l'air de Palm. Des cristaux indigènes capables de consommer la matière organique pour se répliquer comme un parasite minéral... la plupart des palmiens étaient porteurs sains de cette maladie. Elle ne se déclarait que dans de rares cas spectaculaires et mortels.

« Je suis juste un Architecte intéressé.

— Ygdra, me dites-vous... d'après le moniteur, vous êtes spécialiste ès torsions.

— Je suis en train de me diversifier.

— Le nom ?

— Je n'ai qu'un prénom, Zara.

— Je ne trouve rien. »

Se pouvait-il qu'elle lui eût menti ? Qu'elle ne sache pas elle-même son véritable nom ? S'agissait-il d'un fantôme ignorant de sa propre mort ?

Impossible, songea Ygdra. Il est impossible de maintenir une forme astrale sans une liaison au réel. Les fantômes sont des projections résiduelles d'esprits récemment disparus ; on ne les observe que dans le monde supérieur, là où se brouillent les frontières entre l'être et le non-être.

« J'ai quelque chose, dit le secrétaire en pianotant sur son clavier à signes. Mais c'est loin. Nous avons un cas... particulier... de la maladie. Vous en avez peut-être entendu parler.

— Dites-moi.

— Il s'agit d'un patient... d'une patiente... installée ici depuis quarante ans.

— Quarante ans ?

— Le seul cas. Tous les spécialistes de la maladie des cristaux l'étudient au cours de leur carrière, puis jettent l'éponge. Ils n'ont pas d'explication à ce phénomène. Je me souviens avoir entendu parler d'une théorie, selon laquelle les cristaux et l'organisme de cette patiente auraient formé une symbiose minérale. Il ne reste plus que quelques fragments biologiques. Ils ont conclu à la mort cérébrale il y a trente ans, mais le substrat est encore vivant selon toutes les mesures. Plongé, en quelque sorte, dans une stase perpétuelle.

Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant