6. Trois vérités

37 13 1
                                    


Un temps incertain avant la chute de Mecia


« Tu es une clé de la synthèse » dit Fen. Cela m'a été rapporté plus tard par Ygdra.

Cette phrase ne fit pas sens à Zara de son vivant. Elle la vécut comme une vérité dont l'éclosion se produirait trop tard pour elle.

Pour ma part, je pense que c'est une erreur ou une traduction erronée, voire une sentence délibérément obscure. Une façon d'ouvrir le champ de son avenir. Une façon détournée de lui dire : tu n'en as pas terminé avec le destin...

Caelus


« Quel âge as-tu, Fen ?

— Dix-sept ans.

— Pourquoi es-tu aveugle ?

— Je souffre d'une forme légère de la maladie des cristaux. Et toi, pourquoi n'as-tu pas de corps ?

— Mon corps ne représente plus rien. C'est un brouillon minéral tout juste bon à servir de support à mon esprit.

— Les cristaux, n'est-ce pas ? »

Il soupira. Elle ne parvenait pas à croire que ce jeune homme respirait vraiment et lui parlait vraiment. Il avait une voix très douce. Les passants ne faisaient pas attention à lui ; pour eux, il chantait dans le vide. Quelquefois, un bras traversait la forme astrale de Zara ; une petite pièce de fer-blanc tombait sur le banc avec un tintement mat.

« Pourquoi ont-ils peur de toi ? demanda-t-elle.

— Ce n'est pas de moi qu'ils ont peur, mais de ma maladie. Certains gens de Valinor croient encore qu'elle se transmet par le toucher. D'autres se méprennent sur mon état. Ce ne sont pas de mauvaises gens. »

Il tourna vers elle son regard vide. Sa toge mangée par les mites était repliée avec mille manières, afin de rendre invisibles les trous les plus criants. Malgré cela, les fibres fatiguées laissaient transparaître la peau grisâtre et squameuse de ses genoux et de ses coudes. Il souriait ; il sourirait tant que son visage le lui permettrait. Son humeur serait à mille lieues de son état de santé ; comme un défi, une réponse pertinente aux offenses du destin.

« Tu es promise à un bel avenir, Zara, mais tu ignores encore tout. Je dois te donner trois leçons.

— Que veux-tu m'apprendre ?

— Nous apprenons des milliers de choses au cours de notre existence. Toutes ces choses que nous apprenons sont des pierres pour bâtir le temple de nos trois vérités essentielles. Trois vérités grâce auxquelles nous pouvons discerner le chemin qui mène à la félicité.

— Trois vérités à peine, pour un être humain ? C'est me réduire à peu de choses.

— Nous sommes peu de choses.

— Ce sont les dieux, alors, qui possèdent toutes les vérités ? C'est Kaldar lui-même ?

— Il n'y a pas plusieurs vérités, mais une seule. Vois l'univers comme un diamant à mille faces et mille éclats. Tu as besoin de connaître trois éclats. Celui qui voudrait tout savoir, lui, s'emparerait du diamant dans son ensemble. Mais il cesserait d'exister, car connaître tout l'univers, c'est le devenir. Ceux que nous nommons les dieux, Kaldar et ses suivants, tous ceux-là ne sont que des êtres plus vastes et plus anciens que nous, à qui nous inventons des pouvoirs qu'ils ne possèdent pas.

Commençons par la première leçon avant que tu ne regagnes le repos de ton corps. »

Le temps filait trop vite en compagnie de Fen. Zara, qui s'était enfermée dans la solitude, vivait de nouveau – quand bien même elle vivait dans un rêve. Elle aurait voulu ne jamais retourner à Mecia, là où ne l'attendait que le monstre de cristal qu'elle était devenue.

« Il existe, pour chaque être, trois vérités essentielles, répéta Fen. Ces vérités lui sont révélées au cours de sa vie, cachées dans le bruit de l'existence. Connaître ses trois vérités est la clé de la sagesse, et le premier pas vers le dépassement du monde.

— Comment me révélerais-tu quelque chose sur moi, sans me connaître ? Pourquoi maintenant ? Ne serait-ce pas tricher ?

— C'est que j'ai peu de temps, Zara. »

Elle perçut le tremblement dans sa voix.

Fen, ou quel que soit son vrai nom, l'avait aperçue en premier. Il l'avait appelée jusqu'à Valinor. Zara s'enorgueillissait de maîtriser à perfection le voyage astral, mais l'esprit de ce jeune aveugle maigrelet la dépassait en tout.

Elle voyait les filaments de sa conscience s'étendre hors des frontières de son corps malade et s'enfuir jusqu'à l'horizon. Une perception élargie à toutes les strates du visible et de l'invisible, pour s'évertuer à connaître Palm, à comprendre ce monde jusqu'au moindre souffle de vie.

« Tu es une clé de la synthèse, Zara. Voici ta première vérité.

— Je ne comprends pas ce que tu viens de dire.

— Qui a dit que tu devais le comprendre ? sourit le jeune homme.

— Toi non plus, tu ne sais pas ce que tes mots signifient.

— Imagine que tu voyages en un pays étranger. Tu navigues dans les allées d'un marché bondé. Des cris fusent, des mots souvent répétés, mais dont la signification t'échappe. Tu ne peux pas demander des explications, car tu ne parles pas la langue locale. Tu tentes patiemment de relier ces mots à des concepts plus clairs. Tu observe les vendeurs, les acheteurs, les produits échangés ; tu comptes les fruits et les pièces qui circulent d'une main à l'autre en espérant voir surgir des motifs compréhensibles dans le langage.

Ce que je te dis, Zara, je l'ai entendu. Je te le répète, car il est important que tu le saches. Le monde est porteur de nombreux messages. L'aquilon les agite lorsqu'il souffle sur les steppes. Ils se déposent sur nous comme la rosée du matin. Mais ils sont rédigés dans une langue que nul ne parle. Science et sagesse sont nécessaires pour déchiffrer cette langue. »

Zara ravala son orgueil et ses critiques. Elle ne voulait pas causer de la peine à Fen, mais ni la sagesse, ni les fameuses trois vérités ne l'intéressaient vraiment. Elle aurait préféré entendre son véritable nom.

« Tu es une clé de la synthèse, répéta Fen. Retiens bien cette vérité. Il m'en reste deux autres. Repose-toi. »

Il se leva en s'aidant de sa canne. Une forme légère de la maladie ? Les cristaux devaient bloquer chacune de ses articulations. Il se composait une attitude enjouée, mais parvenait à peine à camoufler la souffrance physique causée par le mouvement. Zara aurait aimé lui prendre le bras, l'aider à se lever, intervenir là où les passants valinores détournaient le regard.

Sa main le traversa. Elle oubliait qu'elle n'était qu'un esprit. Cette forme astrale pouvait-elle prendre consistance physique ? Tiendrait-elle la main de Fen dans la sienne ?

« Je n'ai pas besoin de ton aide, dit le jeune homme. Aide-toi en priorité. Deviens ce que tu dois devenir ; alors j'aurai le sentiment d'avoir accompli quelque chose. Révéler une vérité, c'est le rêve du sage. »

Son esprit avait trop faibli. Son corps astral lui échappa. Zara repartit en arrière, non sans faire le serment de revenir plus forte. Un jour, elle se construirait un nouveau corps.

Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant