9. Ygdra

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Quatre jours avant la chute de Mecia

Ygdra vécut trois vies. Tout le monde ne peut pas s'enorgueillir d'une telle obstination.

Caelus


Le mi-jeune samekh rassembla ses esprits.

Ygdra portait deux visages ; comme à l'ordinaire, le plus ancien sommeillait encore. Les souvenirs de son existence passée étaient scellés derrière ce masque. Son corps, régénéré par une cure samekh, portait désormais une deuxième tête, réceptive, alerte et pleine d'inventivité.

Or l'inventivité allait lui être nécessaire.

La méditation méciane, joyau d'intellect et de magie de l'Académie des Architectes, lui offrait de précieuses secondes de transe. Le temps flottait. Une bulle d'espace artificiel l'entourait comme un cocon, derrière laquelle l'éboulement en cours s'était miraculeusement interrompu, ou plutôt, ralenti, étiré à l'infini comme un film de savon.

Malgré ses compétences d'Architecte, Ygdra ne pouvait pas maintenir très longtemps un tel escamotage temporel.

Avait-il déjà rencontré une situation similaire ?

La mémoire de sa vie précédente, avant la régénération, lui apparaissait comme un lac de bitume. Il pouvait y plonger les mains ; ressortaient alors des objets et des souvenirs, en désordre, méconnaissables. L'instinct, son seul guide, manquait de fiabilité.

Le précédent Ygdra avait mené une vie très rangée, une existence studieuse à l'Académie, où il avait accumulé le savoir des Architectes de Mecia. Il avait cueilli les fruits d'un monde en paix. Nul doute qu'un tel déferlement de chaos allait au-delà de son imagination.

Le mi-jeune samekh avait beaucoup changé dans sa seconde existence. Ses anciens amis de l'Académie ne cessaient de remarquer sa spontanéité, son franc parler, avant de s'éloigner poliment de lui. Sa vie s'était accélérée, ses attaches restées en arrière.

Plus le temps. Il ne pouvait plus hésiter. Son corps se prépara au retour du bruit, de la fureur, de la poussière. La bulle se déforma sous l'effet de la pression de non-gravité. Le monde redevint réel ; une poutre de béton s'effondrait sur lui.

Il bondit. Une de ses pattes fut emportée par l'éboulis. Cette traînée de sang noir et fumant ne l'émut point ; elle s'arrêterait et le membre aurait repoussé en quelques jours. Qui prétend à contrôler l'espace, se doit de se contrôler soi-même. Les préceptes triviaux des sages samekh constituaient son seul rempart contre la douleur.

Avoir deux têtes et ne se servir que d'une seule, quelle plaie ! Il aperçut une sortie potentielle. La fumée asphyxiait déjà les pores de son corps. Des ondes de chaleur trahissaient la proximité des flammes, ultimes cerbères infernaux qui fouillaient les maisons à la recherche des derniers survivants.

Lorsqu'il y parvint, l'extérieur se différenciait à peine de l'intérieur, car le ciel avait disparu. Des formes titanesques évoluaient au-dessus de lui, leurs arêtes saillant dans la fumée. Chaque mouvement semblait suivi d'une onde de choc supplémentaire. Ygdra manqua de perdre son équilibre.

Des humains qui couraient sur sa droite furent fauchés par une langue de pierre descendue des nuées ; une peau marquée de cratères, de laquelle perçaient de grandes tiges de bronze.

La magie des Architectes de Mecia serait son seul secours dans cet enfer.

Ygdra vit une poutre rouler d'un toit dans la direction d'un autre humain. Il envoya une torsion d'espace local, invisible main providentielle dans la confusion qui régnait aux alentours. La pierre s'abattit dix mètres plus loin, aspirée et recrachée par sa correction locale. L'espace-temps reprit sa forme avec un bruit de détonation – l'air qui retourne à sa place.

Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant