8. Valinor

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Quatre jours avant la chute de Mecia


Combien de monstres dorment encore dans les profondeurs de la Noosphère ?

Combien rongent les barreaux de leurs prisons d'airain ?

J'ai si peur de devoir le dire à haute voix, de devoir l'écrire.

Voici sans doute une de mes trois vérités : j'ai connu la plupart d'entre eux.

Caelus



De loin, le blindé qui les avait déposés en contrebas de la colline ressemblait à une grosse chenille. Son métal était peint de l'ocre de la steppe et bariolé de touches verdâtres. Ses grosses roues à suspension hydraulique fumaient encore lorsque les zayin, après quelques battements d'ailes, atterrirent sur le promontoire. On déplia un siège pour Sitrim, qui prit place. Des aides posèrent devant lui une malle de fer qu'il était seul habilité à ouvrir.

Il attendit que le soleil disparaisse. De grandes griffures rouges fendaient le ciel. Sitrim fit jouer la serrure de la malle et découvrit le Stathme.

Son regard se posa sur Valinor.

Nulle silhouette humaine n'était visible de cette distance. Aux feux qui s'allumaient dans les campements zayin, sur sa gauche, de l'autre côté de la frontière, répondit bientôt une ribambelle de lueurs sur la muraille de la ville. On devinait les canons de défense installés sur l'édifice de briques ocre ; des troupes de Ryg étaient bien venues supplémenter la garnison de Valinor.

Des bannières de cessez-le-feu et des tracts intimant les zayin à la fuite voletaient dans la zone de démarcation. Les nuages déchirés flottaient à l'abandon. Le monde attendait le jugement de Sitrim. Du sommet de cette colline, un dieu vivant se tenait prêt à recevoir l'intégralité de son pouvoir.

« Montre-moi » ordonna-t-il.

Les officiers et les aides venus avec lui l'observaient avec inquiétude. Il s'agissait de personnages secondaires, sans substance, toujours prêts à palabrer sur l'ultime sacrifice, mais inconscients des ramifications de leur engagement.

Ô, empereur, frappe trois fois le sol.

Il frappa.

Entends-tu les guerriers de l'armée que je joins à toi ?

« Je les entends. »

Des vibrations métalliques couraient dans la pierre ; le crissement de chaînes, l'éclatement de leurs maillons fragiles.

Vois-tu les guerriers de l'armée que je place sous tes ordres ?

« Je les vois. »

Une arête de pierre creva le sol, entre la colline et Valinor. Une agitation lointaine se déversa sur les murs de la ville, aussitôt parsemés de plus nombreuses lueurs. Des canons firent feu ; l'écho de leurs lointaines détonations parvint à Sitrim après quelques secondes.

Le nuage de poussière n'était pas encore retombé ; il cascadait sur les flancs d'une silhouette de fumée.

Sitrim se leva, transporté.

Voici ceux que je t'apporte, dit le Stathme. Voici les déchus. Agis avec eux selon ton bon plaisir. Chaque ennemi que tu vaincras deviendra, lui aussi, une nouvelle arme.

Voici le pouvoir ultime, se dit-il. La vie et la mort m'appartiennent. Mes propres ennemis surgiront de leurs tombes pour venir se battre sous mon commandement.

La créature ne cessait de se lever ; d'abord fragile, la silhouette s'articulait. Elle se reconstruisait. Le monstre ne provenait pas de Palm, mais du monde supérieur. Le Stathme l'avait tiré hors de son sommeil. Il l'avait arraché à ses chaînes, dont les maillons pendaient aux côtés de pitons de métal encore plantés dans ses articulations.

Ce n'était guère plus qu'un squelette de pierre lorsqu'il s'était arraché au sol. Mais la chair et la peau croissaient, remplissaient les orbites vides et les interstices entre les côtes. Les os brisés se résorbaient ; la cage thoracique enfoncée se rafistolait.

Un dragon, se dit Sitrim.

Il n'était pas idiot. Il savait reconnaître, dans cette montagne vivante, une légende qui reprenait vie sous ses yeux.

Un instant de flottement ; lorsque le dragon retomba au sol, un tremblement secoua la terre. Il frappa ses poings contre la pierre pour briser ses griffes ; d'autres repoussèrent, grandes de cinq mètres, taillées dans un métal indestructible.

Sitrim donna l'ordre. Il n'avait pas le choix. Le bras de la destruction lui avait été donné ; il devait maintenant se servir de cette arme nouvelle.

« Va ! »

Le dragon ouvrit ses ailes, fit un bond d'une centaine de mètres, un autre encore. Les tirs erratiques rencontraient un bouclier d'écailles de pierre. Sa main fondit vers la muraille rougeâtre et s'y enfonça comme dans une termitière. Les humains, leurs armes, leurs machines de guerre, se mêlèrent à son corps et le raffermirent.

La créature de légende ouvrit des yeux sur sa tête, sur ses mains, sur ses quatre autres pattes. Rien ne lui échappait. Elle marcha sur Valinor comme on écrase une colonie d'insectes. Une marée de flammes l'accompagnait.

Le ciel mourant se déchirait entre le feu et les fumées sombres qui montaient comme la tempête.

Le chaos disparut derrière un rideau de vents contraires. Le monde détournait les yeux de ce déferlement de puissance. Un seul ! Un seul des sept dragons déchus, des sept servants donnés par le Stathme, triomphait d'une ville entière !

« Je suis devenu un dieu, dit Sitrim à haute voix. Les ailes de mes esclaves me porteront jusqu'au séjour des dieux. Je les mettrai à bas et je les remplacerai. L'univers sera reformé selon mon désir ! »

Le dragon écrasait un quartier après l'autre avec facilité. Un œil immense s'ouvrit dans son dos, entre ses ailes, qui chercha son maître du regard. Malgré la distance et les voiles de fumée dont se drapait Valinor meurtrie, Sitrim rencontra son esclave. Ce globe sans pupille ne faisait pas que le voir, il lui parlait.

Le dragon ruminait sa colère et sa défiance. S'il ne se retournait pas contre Sitrim Gar'niota, c'est que l'empereur le maintenait dans des chaînes plus puissantes encore que les précédentes : la magie du Stathme. Oh, le dragon haïssait son maître ! Rien de nouveau. Il vomissait l'univers entier. Ce ressentiment, ce puits sans fond de colère était le secret de son immortalité, comme de sa force insoutenable. Il existait pour réduire l'univers en cendres. Et, chaque fois que Sitrim l'appellerait, il mettrait sa force désinvolte au service de la mort.

L'empereur en savait assez. Il détourna le regard. Ses suivants avaient disparu, leur poussière maculait le sommet de la colline. Leur énergie avait nourri le Stathme pour cette invocation décisive.

Ils avaient bien servi l'empire !



Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant