19. L'empire des peurs

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En musique : le thème du dernier jour de Mecia...

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Ils savent que la catastrophe approche et pourtant, ils ne font rien.

Ils confondent ce qui est prédit et ce qui ne l'est pas ; ce qui est certain et ce qui est évitable.

Ils ne sont pas sages.

Caelus


Deux jours avant la chute de Mecia


Ygdra rassembla ses esprits.

Les deux Architectes qui suivaient le doyen de l'Académie avaient bien tenté de participer au combat, mais leurs propres connaissances en torsions s'étaient révélées insuffisantes. L'un d'entre eux avait été catapulté dans le couloir attenant, l'autre gisait à même le sol, le corps démoli par un éboulement.

Des Gardiens de Mecia avaient fait irruption dans la galerie supérieure qui cernait la salle. Des têtes surgissaient parfois de derrière les piliers, les canons de fusils cherchaient un objectif précis ; mais le mouvement confus des samekhs ne leur offrait nulle prise. Ils remettaient la décision à plus tard. Dans un coin, Hren faisait barrage de son corps devant Sémia et criait des ordres inaudibles à ses soldats.

Ygdra se concentrait sur les torsions. Le reste n'était que distraction.

Avec quatre têtes actives, le doyen faisait preuve d'une remarquable agilité d'esprit. Il volait d'un bout à l'autre de la salle en tordant l'espace sur lui-même, arrachant des morceaux de plafond qui reparaissaient à dix mètres de là. Pour l'heure, Ygdra démêlait ses actions et suivait le trajet chaque objet. La survie était prioritaire sur la riposte.

Il aurait aimé faire appel à son deuxième cerveau, réveiller ce témoignage de sa vie passée, entrer en symbiose avec son moi précédent. Cela aurait décuplé ses ressources ! Ou tué sur place.

Le doyen contraignait sa trajectoire. La prochaine étape serait de le prendre dans une toile sans issue. La gravité ferait son œuvre. Le jeune samekh s'écraserait sur le sol, ou serait écrasé par un objet en mouvement – cela revenait au même.

Il joua de finesse. Le doyen passait près de lui. Sa vitesse dans l'espace dépassait celle d'un objet en chute libre, son corps insectoïde était gorgé d'énergie cinétique. Comme une des têtes se tournait de son côté, Ygdra traça une torsion plus précise. Le cou partit dans une direction, le corps dans l'autre ; il y eut un écœurant claquement.

Le jeune samekh estima à une seconde le temps dont il disposait avant la riposte. Il plongea plus profondément dans sa transe méditative. Les humains alentour se figèrent, l'effritement des poutres de béton se ralentit, les éclatements de poussière coagulèrent. La salle d'interrogatoire devint une chambre à brouillard où s'imprimaient les trajectoires des objets en circulation.

Comment réveiller son second moi ?

Cette vérité, cette sentence qui annonçait la chute de Mecia, était le sceau qui fermait cette porte. Il avait brisé ce cadenas. Mais il n'avait pas convaincu sa deuxième tête de la pertinence de son combat. Mecia était déjà perdue ! Se battre contre le doyen, la veille du dernier jour, ce n'était qu'une façon comme une autre de passer le temps.

Mais ce n'est pas que Mecia !

Perlant du cou sectionné du doyen, une traînée de sang flottait dans l'air. Ygdra aperçut de multiples torsions. Le vieux samekh avait cessé de jouer. Il attirait à lui le plafond de la salle, quitte à se détruire lui-même. La pyramide du conseil tremblait sur ses fondations.

Non, ce n'était pas que Mecia ! Toutes les autres cités pouvaient être sauvées ! Palm pouvait être préservée de la folie de Sitrim Gar'niota. Quant à Mecia elle-même, si ses murs devaient s'écrouler, son peuple avait encore une chance de survie. Les Gardiens organiseraient l'évacuation de la ville. Empêcher ces espoirs de fleurir, c'était se rendre complice des monstres.

Un parasite sommeillait dans l'âme du doyen, le même que dans celle de Sitrim Gar'niota.

Ils étaient les marionnettes d'un grand spectacle. Un démon ambitionnait de faire sien ce monde avant de se répandre en direction des étoiles. Le Stathme, quelle que soit son origine, quel que soit son créateur, n'en était que la partie visible.

L'éboulement s'accéléra. La voûte de la salle implosait. Les gardiens de Mecia fuyaient. Ygdra ne pouvait pas faire durer éternellement sa pause méditative. Le temps reprenait son cours, consacrant la victoire du doyen des Architectes.

« Que faites-vous ? tenta-t-il. Est-ce donc ce que vous désirez ? Vous aviez tellement peur de cette chute que vous la précipitez vous-mêmes... »

Ses mots traversèrent un air fluctuant, parcouru d'autant de courants invisibles qu'il y avait de torsions intriquées.

« Vous ne pouvez pas comprendre, dit le doyen. Toute tentative d'échapper à un destin ne fait que le précipiter, plus terrible encore !

— Qu'y a-t-il de plus terrible que ce qui nous a été promis ?

— Notre mémoire pourrait disparaître ! »

Ygdra voulut répondre, mais sa voix lui échappa. Sa deuxième tête s'éveillait.

« Par Kaldar, siffla-t-elle, je jure qu'elle disparaîtra ! Le soleil se lèvera de nouveau sur Palm et l'Académie des Architectes ne sera plus qu'un lointain souvenir. Tous les monuments élevés à votre vanité s'effriteront dans la tempête de feu ! Vous disparaîtrez avec votre grandeur d'opérette et les plus petits que vous surgiront des cendres ! »

En coordination parfaite avec lui-même, il arracha Sémia et Hren au sol et franchit le plafond en effondrement. Il traçait les torsions tandis que sa moitié contrait le doyen. Les trois figures disparurent en contrebas, effacées dans le nuage de poussière. Un visage pleurait. L'autre riait. Le troisième fulminait de colère.

Ygdra et les deux humains retombèrent à l'étage supérieur. Le samekh ne parvint pas à amortir leur chute dans un si petit espace. Ils roulèrent entre des bureaux vides. Ygdra constata qu'une autre de ses pattes manquait à l'appel.

Hren se releva en titubant. Son arcade sourcilière avait rencontré un pilier de soutènement, inondant de sang le côté droit de son visage. La conseillère Sémia, allongée dans la poussière, reprenait son souffle. Sur leur droite béait l'emplacement de la salle d'interrogatoire.

« Nous allons procéder à l'évacuation, annonça le chef des Gardiens. Je vais donner des ordres pour faire arrêter les Architectes qui pourraient vouloir nous en empêcher. Vous, Ygdra, quel est votre plan ?

— J'ai besoin de rester ici. Il reste certainement des académiciens loyaux à Mecia. Nous devons les rassembler d'ici ce soir.

— Je reste avec vous, dit la conseillère.

— Certainement pas. Vous vous occupez des habitants. Quoi qu'il advienne, Mecia ne sera plus. Notre but est autre. Il est de mettre fin à Sitrim Gar'niota, une bonne fois pour toutes. »

Malgré le choc, Hren prenait la situation en main avec professionnalisme. Il ne fit pas remarquer que cette tentative serait vouée à l'échec. En abattant sous ses yeux le doyen de l'Académie, supposé le mage samekh le plus avancé de Palm, Ygdra avait gagné sa confiance.

Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant