25. L'esprit du Stathme

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Palm se trouvait là, devant lui, à un mètre – à mille lieues.

Ygdra avait obéi à Ryujin. Il avait construit le sanctuaire qui garderait intact le corps de Zara. Ce serait sans doute sa plus grande œuvre en tant qu'Architecte. Alors qu'il ne s'imaginait même pas voyager dans le monde supérieur, il venait d'y creuser un refuge. Ryujin ne pouvait pas y être étranger. Il avait donné une partie de son savoir à Ygdra. Le samekh avait agi comme dans un rêve.

Les yeux de Zara s'étaient clos, elle s'était assise au centre de la petite pièce circulaire en attendant le retour de son âme.

Et après ?

Une fois les esclaves du Stathme défaits, Ryujin avait regagné sa retraite.

Je suis là, Ygdra.

Il n'était pas seul.

Je serai toujours là.

Le Stathme le suivait.

Je t'attends.

Une fois qu'Ygdra eût pris conscience de sa présence, il était trop tard. Le Stathme n'attendait que cela : qu'on le perçoive. Il était entré dans son esprit, parasitant sa perception du temps et de l'espace. La porte du sanctuaire refermée sur lui, le Stathme était sauf, avec eux, libre de s'infiltrer dans de nouvelles âmes.

« Je résisterai » dit l'Architecte.

Un noir d'encre avait avalé tous les horizons. Les pieds du samekh s'enfonçaient dans une eau vineuse. Un globe lumineux s'arracha au sol et sortit à demi de l'eau.

« Je suis là, Ygdra, dit le Stathme. Je t'attends.

— Quelle que soit votre nature, nous n'avons rien à nous dire. Vous étirerez peut-être le temps à l'infini, mais Ryujin vous écrasera.

— Je suis Sitrim Gar'niota.

— N'est-il pas mort ?

— Excellente question. »

La sphère s'évanouit dans un remous, pour surgir ailleurs, comme un œil énorme qui changeait de côté pour mieux voir.

« Ton monde est détruit, Ygdra. Ta civilisation a connu le déclin. Tes amis sont morts. Ta cité a été réduite en poussière.

— Tout ça à cause de vous.

— À cause de Sitrim Gar'niota. Je n'ai fait que lui fournir les moyens de ses ambitions. Je n'ai fait que lui être utile. Tout cela aurait été bien différent si tu avais pris sa place. Tu aurais alors utilisé ce pouvoir pour faire le bien. Il est encore temps, Ygdra. Le Temps ne signifie rien pour moi. Tu peux reconstruire Palm et sauver ceux que tu as vu mourir. Tu peux donner tort à cette prédiction superflue. Tu peux retrouver Mecia.

— Il est impossible de remonter le Temps. Vos appâts sont grossiers. Je ne suis pas aussi stupide.

— Pourtant, ta douleur est bien réelle.

— Vous êtes le Stathme. Vos pouvoirs sont certes de nature à faire rêver les simples d'esprit, mais vous vous situez en-deçà des dieux. J'en ai eu la preuve aujourd'hui : Ryujin vous a écrasé. Vous avez fui Palm.

— Si le Dragon pouvait quoi que ce soit contre moi, penses-tu que je l'aurais suivi dans sa tanière ? Je vais le tuer, Ygdra. Il ne m'écoute pas. Et je tuerai aussi Zara. La dernière Architecte humaine. Le miracle que t'a envoyé Kaldor.

— Je vous l'interdis !

— Bien. Tu as donc encore un peu de volonté. Je ne suis qu'un pouvoir. Saisis ce pouvoir. Dicte-lui tes ordres. Si tu ne veux pas que la chute de Mecia se reproduise, si tu veux que ceux que tu aimes restent en vie, utilise-moi. Fais-le, sinon quelqu'un le fera à ta place. Telle est la loi du monde, Ygdra. »

Le samekh cherchait en vain à tracer des torsions, à entrer en transe méditative. Le Stathme l'avait enfermé dans son propre rêve. Le temps s'était arrêté ; l'espace n'avait plus cours. Il était prisonnier de la litanie persistante de cet esprit maudit, mélange d'un démon supérieur et d'un zayin fou.

« Assez ! s'exclama-t-il. Si vous voulez me mettre en votre pouvoir, faites-le maintenant, mais taisez-vous ! Je ne supporte pas vos cajoleries obséquieuses. Venez donc !

— Ce n'est pas ainsi que les choses se passent, expliqua le Stathme. Je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas.

Je suis bien plus que le Stathme. Il m'en faut peu pour me souvenir... au contact des vivants, je me souviens que je suis vivant moi aussi. Au contact de leur volonté, je forge de nouveau ma volonté. Les mondes succèdent aux mondes, la roue tourne un milliard de fois. Je suis encore là. J'avance. Je recule. J'avance encore. Je me souviens... lentement, je me souviens... mais ma volonté n'est pas encore formée. Comprends-tu, Ygdra ? Je ne peux rien contre toi. Ton seul ennemi est toi-même. Tes seules limites sont celles que tu te fixes. Je suis un libérateur. Je suis un révélateur. Sitrim Gar'niota croyait que je lui dictais des plans ; en réalité, je ne faisais que dévoiler le fond de son esprit. Il rêvait de purifier le monde ; j'ai fait ce qu'il voulait.

Et toi, Ygdra, bientôt le dernier survivant de Mecia, tu as une stature rare dans cet univers. Malgré tes limitations de mortel, je t'admire. Laisse-moi te donner ce que tu mérites. Laisse-moi te donner le pouvoir que tu désires tant.

— Je le refuse. Allez-vous en.

— Vraiment ?

— Si ce que vous dites est vrai, vous ne pouvez pas me faire de mal. Nous en avons fini. Partez.

— À propos de cela... j'ai menti.

J'ai appris quelque chose, Ygdra. Sache qu'il existe, pour chaque être, une vérité... une simple vérité capable de le détruire. Veux-tu connaître la tienne ?

— Je la connais déjà. C'est moi qui ai prédit la chute de Mecia.

— Mais cette vérité ne t'a pas détruit, Ygdra, non. J'en possède une autre. Le doyen de l'Académie était ton père. »

C'était ridicule.

Mais vrai.

Ygdra aurait pu exiger des preuves.

Mais c'était vrai !

Le doyen le savait-il lui-même ? Peut-être. Cela aurait expliqué la proximité qui régnait entre eux deux, lors de sa première existence.

« Par conséquent, susurra le Stathme, tu as non seulement prédit et accéléré la mort de ta ville, mais aussi tué ton propre père, de tes propres mains... »

Ygdra eut l'impression qu'un gouffre se formait dans son thorax, comme si un monstre lui dévorait le cœur, laissant sur son passage des espaces vides où résonnaient tous ses cauchemars devenus réalité.

« Tu vois, dit le Stathme, tu me reproches d'avoir détruit ton monde. Tu reproches à Sitrim Gar'niota d'avoir détruit ton monde. Mais, au final, tu t'es toi-même détruit. »

La terreur se poursuivit.

Le Stathme se penchait sur lui comme un vieil ami au chevet d'un mourant.

« Ce n'est rien, Ygdra. Je suis là.

Je serai toujours là.

Lorsque tu te mettras en chemin vers les derniers rivages, lorsque ton âme traversera le Styx, je t'attendrai là-bas.

Tu ne peux pas m'échapper, Ygdra.

Je t'attendrai dans tous les mondes que tu nommes rêves et qui m'appartiennent encore.

Je t'attendrai. »

Le Dernier Jour de MeciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant