Au prix du sang

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Cheyenne

Tournant en boucle dans ma tête, la photo me dévoilant le regard bleu de Johnny, alors qu'il est à demi nu face à son miroir, me hante. Je ne peux pas m'empêcher de le trouver magnifique, comme je ne peux interdire à mon cœur de résonner plus fort chaque fois que mon téléphone vibre. Et pendant que sous mes yeux se dessine un orbe de sang, m'obligeant à reculer au fur et à mesure que celui-ci grandit, son visage s'incruste profondément en moi.

La nuit est tombée sur L.A. et seule la lumière d'un lampadaire qui grésille depuis la rue éclaire ma silhouette et celle de l'homme étendu sur le carrelage du restaurant. Le cadavre de mon oncle. Du sang coule de sa gorge en de petits jets écœurants qui me soulèvent le cœur. Ses yeux dénués de vie semblent transpercer mon âme, tandis que je me tiens debout près de lui. Le restaurant est vide, il est tard, les clients sont partis depuis longtemps. Le silence règne, en dehors des légers gargouillis que produit encore son artère tranchée. L'odeur de la nourriture imprègne les lieux, mélangée à celle, plus insidieuse, du sang frais.

Je me lèche les lèvres, regarde autour de moi d'une mine déroutée. Je me demande ce que je fiche encore là, pourquoi je suis venue, pourquoi j'ai touché le torse de mon oncle pour m'assurer qu'il était bel et bien mort, alors que la réponse était évidente. Mes mains sont rouges et leur vision me dégoûte. Je les essuie sur ma jupe noire, mais des souillures demeurent collées à ma peau. Je sens que je vais vomir.

Je retiens tant bien que mal la nausée qui me saisit et, poussée par une idée biscornue, je sors mon téléphone de ma poche.

Le flash balaie le corps sans vie de mon oncle. Je hais ce type. C'est le portrait craché de mon père. Lui, il me cognait, l'autre me baisait. Au fond, je suis contente que son cadavre souille le sol de son restaurant de merde. J'ai l'impression que des chaînes se détachent de mes poignets et de mes chevilles. J'ai presque envie de lui balancer un coup de pied dans le ventre. Au lieu de ça, je prends une photo et l'envoie à Johnny. Je ne sais pas pourquoi je fais ça. Peut-être croira-t-il à un film illustrant ma mauvaise humeur. Peut-être que j'ai juste besoin d'attirer son attention sur moi.

Le bruit de la porte d'entrée résonne soudain derrière moi, manquant de m'arracher un cri de stupeur. Un frisson d'épouvante cavale le long de ma colonne vertébrale. Comme je suis dissimulée par un pilier, personne ne peut me remarquer depuis le seuil du restaurant ; il est temps de filer. Je me glisse dans les ombres sans plus attendre, rangeant mon téléphone dans la poche de mon gilet. Mon cœur cogne plus fort lorsque je perçois la voix de deux hommes. Les mains moites, je longe le mur jusqu'à atteindre la porte de la cuisine. De là, je les entrevois qui avancent entre les tables. Le premier, à l'allure adolescente, porte un borsalino noir sur la tête abaissé sur ses yeux, pour se donner un genre de caïd à la Al Capone, le second est en simple t-shirt et jean et fume une cigarette. Je les connais, bien sûr. Ce sont des habitués, mais ils ne viennent jamais manger. Ce sont d'autres sortes de clients. Ils sont en train de ricaner quand je franchis le battant pour me sauver par la cuisine et emprunter la porte arrière de l'établissement. Ils ne riront pas longtemps, je suppose.

Je soulève le loquet, lorsque des pas retentissent dans mon dos. J'entends :

— Hey, toi, putain !

Mais je ne reste pas pour en savoir davantage. Je m'élance dans la ruelle, me cachant derrière l'angle des bennes, et je m'évanouis dans la nuit. Je suis habituée à me planquer. Il est plus facile de paraître invisible quand on cherche à survivre. Je suis même très douée pour ça, même si, sur ma route, la vie s'acharne à dresser de satanés obstacles. Je me les prends toujours en pleine face, mais j'ai appris à me relever et à lutter pour ce qui est important. Reste à déterminer ce qui est réellement important.

Je sème rapidement mes poursuivants, me fonds dans les rues de Montebello et grimpe dans le premier bus que je croise. Direction mon appart sur S Fetterly Avenue. Pendant tout le trajet, je tripote mon téléphone, mais je n'ai pas de messages de Johnny. Vu l'heure, cela n'a rien de surprenant. Je me demande ce qu'il fait. Est-il avec une fille ou bien dort-il tout simplement ? Je n'ose jamais prendre de ses nouvelles auprès de Siana. C'est un sujet tabou entre nous. Si Siana a accepté l'idée que j'ai couché avec son frère durant l'été, lorsque nous étions dans sa ville natale, j'ai accepté celle de ne pas me mêler de leur vie dès que mon avion a quitté le tarmac pour s'envoler vers L.A. Mon seul lien avec lui, ce sont ces clichés que nous échangeons depuis des mois sans qu'aucun de nous ne fournisse la moindre explication sur cette lubie. Mes bouffées d'oxygène, mes rares moments de plaisir.

Tout en marchant dans la rue depuis l'E Olympic Boulevard, je les fais défiler les uns après les autres. John adore se prendre en photo, alors il est sur toutes celles qu'il m'envoie, contrairement à moi qui préfère les décors morts. Parfois, je n'aperçois que son œil, puis un paysage de New York en arrière-plan, parfois son large sourire qui illumine son visage buriné, parfois son corps sec et tout en muscles. Il aime ses abdos ! Aucun doute là-dessus. Mais je ne m'en plains pas. Je passe rapidement sur la photo qui me dévoile un peu plus de son anatomie. Même s'il est tard et que je suis seule, je sens mes joues rosir à son souvenir. Je pousse un soupir, puis éteins mon téléphone lorsque la silhouette d'un homme se dresse au bout de la rue. J'entends un chien aboyer sur mes arrières et, malgré le bruit ambiant de la ville, un nœud se loge dans mon ventre. Je presse le pas. Je me raccroche à mes souvenirs pour tenter d'oublier les plus récents : le sang qui souille encore mes mains et la gorge tranchée de mon oncle, de même que ces types qui m'ont entrevue dans le restaurant. J'espère qu'ils seront incapables de m'identifier. Après tout, mon oncle devait être seul ce soir, pour la fermeture. Je n'avais aucune raison d'être là et je passe relativement inaperçue le reste du temps. Pour une fois, c'est une chance inestimable que de paraître insignifiante.

J'arrive près de mon immeuble, un bâtiment au crépi gris-bleu d'un étage allongé comme un I entre un parking et un jardin minuscule, tels ceux que l'on voit souvent dans les mangas japonais. Des cages à poules accolées les unes aux autres, voilà mon univers.

Je grimpe l'escalier qui mène au premier, longe les arcades ponctuées de multiples portes, puis m'arrête devant la numéro 15. Je l'ouvre d'un tour de clé et verrouille derrière moi en reprenant enfin mon souffle. Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais cessé de respirer depuis un moment.

J'ôte mes chaussures dans l'entrée minuscule, accroche mon gilet à la patère et pénètre dans le salon-cuisine-chambre qui constitue mon espace. Je me dirige sans attendre dans la seule autre pièce : la salle de bains. Je me dévêts rapidement, jette mes fringues dans la panière de linge sale et m'engouffre aussitôt sous la douche pour retirer les traces du crime. À peine le jet martèle-t-il mes épaules que les larmes se mettent à couler sur mes joues, se mêlant à l'eau. Je hoquette, crie, gémis, tout en continuant de martyriser mes paumes pour effacer le sang.

Mon oncle est mort... il est mort...

Je suis partagée entre la joie et la peur, mais pour l'instant, le désarroi et la douleur me rongent de l'intérieur. Des tas de souvenirs dégueulasses me polluent la cervelle. J'essaie de me raccrocher aux beaux yeux de Johnny, mais je n'y parviens plus. La sale gueule de mon oncle revient me hanter, percute mon corps pris sous le jet. La sensation de ses mains poilues sur ma peau me soulève le cœur. J'ai à peine le temps de tirer le rideau de douche pour atteindre la cuvette des toilettes. Je me vide les entrailles en sanglotant avec bruit.

Quand je n'ai plus rien à rendre, je me laisse tomber contre le mur glacé, nue et dégoulinante d'eau. Je serre mes genoux entre mes bras et fourre mon visage dedans en gémissant de ce trop-plein de souvenirs. Quelquefois, j'aimerais qu'on m'ôte la mémoire, que rien de mon passé ne subsiste, que tout soit à reconstruire.

Mais ce n'est pas comme ça que ça fonctionne.

Quellevie de merde...

Hot Gun (paru chez BMR)Where stories live. Discover now