En partance

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Johnny

J'ai fait la fête avec Siana toute la soirée, j'ai rigolé, picolé, refait le monde mille fois, vomi sur le trottoir et j'ai fini par m'endormir sur le canapé, en bavant sur le coussin, devant une redif d'Oprah.

Selon toute logique, quand j'ouvre les yeux sur la lumière pâle du matin, la migraine bombarde aussitôt mon crâne. Je grommelle en m'étirant comme un vieux matou, rejette la couverture que Siana a dû déposer sur moi avant que je ne sombre dans mon coma éthylique, puis me redresse. Je vire mon t-shirt qui pue la sueur et l'alcool bon marché et me dirige d'un pas nonchalant vers la cuisine. L'appart paraît vide. Siana et Aidan doivent encore dormir. La présence d'Ilia semble déjà disparaître, comme si elle n'avait jamais vécu ici.

Je bourre la cafetière de café et pendant que celui-ci filtre, je m'allume une clope. Calé contre l'évier, je fixe un instant le ciel bleu délavé, puis, me détournant de la fenêtre, je bâille et avise la lumière orangée de mon téléphone jeté sur la table, m'annonçant un message. Espérant que c'est Cheyenne, je m'en empare avec avidité, mon cœur ponctuant mon envie d'une pulsation plus violente. J'allume mon portable. Heureux de voir apparaître son nom, j'ouvre le corps du SMS et... me fige.

C'est quoi ce bordel ?

Le flash illumine les courbes adipeuses d'un type étendu par terre, la face déformée par la trouille et la mort. Sa gorge est tranchée net. Je distingue le sang qui poisse sa chemise. Ses yeux noirs sont vides, sa bouche difforme. Et la lumière blanche rend l'ambiance encore plus glauque, comme dans un mauvais polar. Je serre les doigts sur le téléphone et la migraine se renforce comme si on me forait le crâne. Je peine à déglutir et la peur s'immisce dans mes veines. Alors, je fais une chose que j'ai repoussée un millier de fois : j'appuie sur l'icône « Appeler ». Les bips défilent, mais personne ne décroche. Je tombe sur sa messagerie, entends sa voix qui me fissure. La peur gagne en proportion. Je relance aussitôt l'appel, mon sang battant dans ma carotide. La sonnerie résonne inlassablement dans mon oreille, comme le son d'un tocsin. Je balise, arpente le lino de la cuisine, me mords la lèvre. Toujours personne. Je décide de laisser un message :

— Cheyenne, bordel, décroche ton putain de téléphone, c'est moi. Merde, dis-moi que tu vas bien !

Je raccroche aussi sec et, furieux, jette mon portable sur la table.

Qu'est-ce que je fais ?

Ma clope à moitié entamée aux lèvres, je fixe mon mobile, la trouille creusant dans mon estomac. Je m'en approche comme si c'était un objet maudit, le prends et scrute la photo du mec mort. Ce n'est pas un film, pas une image volée sur une affiche de pub. C'est réel. Le sang est réel. La figure hideuse du type figé dans la mort aussi.

Qu'est-ce que Cheyenne fiche dans cette histoire ?

Soudain, mon écran s'allume et son nom apparaît. Mon cœur s'enflamme. Je passe un doigt nerveux sur « Décrocher » et colle l'appareil à mon oreille.

— Cheyenne, putain...

— Je suis là, Johnny.

Sa voix douce me remplit aussitôt, comme si elle déversait un truc chaud dans mon sang. Je pousse un grondement sourd, puis pose la main sur la table pour assurer mon équilibre.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Je... je suis désolée. Je n'aurais pas dû t'inquiéter.

— M'inquiéter, mais c'est quoi, cette photo ?

Le silence me répond. Je l'écoute respirer. L'image de son visage délicat se greffe dans mes rétines. J'ai envie de m'en saisir, d'envelopper ses joues pour l'embrasser et la rassurer. J'ai envie de me perdre à nouveau dans ses yeux aussi noirs que de l'obsidienne. J'éprouve le besoin de la serrer dans mes bras tant je ressens sa détresse – ouais, moi, le mec vide de tout sentiment quatre-vingt-dix-huit pour cent du temps –, et ça me rend dingue de me trouver brusquement à des milliers de miles d'elle.

Hot Gun (paru chez BMR)Where stories live. Discover now