Hot Gun (paru chez BMR)

Sur les terres indiennes... rencontre insolite

Cheyenne

Nous changeons de voiture à St George, convertissant notre pick-up gris argenté en un noir rutilant, après avoir feint une panne auprès du loueur. Johnny retire ensuite une bonne liasse de billets au distributeur, pour éviter de se servir de sa carte de crédit les prochains jours. John ne prend aucun risque. Il surveille sans arrêt nos arrières, s'assure de semer le moins de petits cailloux possible, en attendant qu'on soit à l'abri loin d'ici. Je n'ai pas la moindre idée de notre avenir ou de ce que compte faire Johnny une fois cette histoire terminée. Je l'ai arraché à la meilleure fac du pays, pour courir avec moi dans le désert, pourchassés par des truands. Il met sa vie en danger pour moi, alors que je n'ai rien à lui proposer de plus que ce qu'il a sous les yeux. Je n'en reviens pas de la chance que j'ai de l'avoir à mes côtés pour affronter cette épreuve. De l'avoir à mes côtés tout court.

Quand nous reprenons la route pour quitter St George, John est crispé. Je sais qu'il déteste devoir passer près de Wild High City, la ville de son enfance. Il tente de masquer son malaise, mais je le perçois bien. J'ignore ce qu'il a traversé après la mort de ses parents, Siana ne m'en a jamais parlé, mais ce n'est pas difficile de discerner ses fêlures derrière sa cuirasse. À l'opposé de moi, il exprime une part de ses démons à travers son comportement franc, authentique, anticonformiste, doigt d'honneur levé fièrement, rictus aux lèvres et regard frondeur, alors que je rêve d'être invisible pour qu'on oublie mon existence – ce qui a foiré dans les grandes lignes ces derniers jours. Pourtant, je sais que cette attitude n'est qu'une carapace, c'est sa manière à lui de protéger ses pensées.

Il nous reste environ trois heures et demie de route pour gagner Tuba City, en parcourant les longues plaines désertiques de l'Utah et de l'Arizona.

En fumant une cigarette, la fenêtre du pick-up ouverte, John trace sur les immenses lignes droites qui se déroulent sous les pneus. Du coin de l'œil, je l'observe. Ses grands yeux bleus sont fixés sur l'asphalte. Sa bouche bien dessinée enserre son bâton de nicotine, et je me surprends à sentir encore la saveur de ses lèvres sur les miennes, un brin acidulée, un brin tendre. Johnny, c'est un mélange de doux et d'amer.

Ses cheveux bruns tombent sur son front depuis qu'il a retiré sa casquette. Sans gel, des mèches s'échappent de ses cheveux lissés en arrière, libres de se placer où bon leur semble. Mais John s'en moque. Il n'a aucun besoin de s'apprêter comme beaucoup d'hommes d'aujourd'hui. Il est beau au naturel, sa barbe de trois jours accentuant la virilité de ses traits. Il a vingt-quatre ans, mais il paraît plus mûr, plus costaud que la plupart des jeunes adultes de son âge. Il est façonné, son visage taillé à la serpe. Comme ses phalanges écorchées, son nez est de travers et une vieille cicatrice estampille sa mâchoire jusqu'à son oreille, bordant l'os. Ses sourcils bien noirs mettent en valeur la couleur céruléenne de ses iris, qui me plombent le ventre chaque fois qu'il les pose sur moi. On dirait parfois deux saphirs lorsque le soleil se reflète sur ses rétines. L'hématome sur son menton ne fait que renforcer le côté abrupt de son visage. Il ne m'a pas laissée examiner son torse et son dos, mais je suis certaine que des ecchymoses en décorent désormais sa peau. Il a reçu plusieurs coups de poing durant la bagarre. J'ai cru mourir de peur et de douleur pour tous les coups qu'il a encaissés sans qu'il émette un son. Johnny est vif, mais j'ignore ce qui l'a rendu ainsi.

Le coin de ses lèvres se soulève lentement. Il m'adresse une œillade amusée qui empourpre aussitôt mes joues, puis il me lance :

— Je me demande bien à quoi tu es en train de penser.

Je cale ma tête contre la vitre fermée de la portière.

— Aux raisons pour lesquelles tu es ici, avec moi, alors que tu pourrais être partout ailleurs en ce moment même, sans truands à tes trousses.