Trois petites secondes - 1 -

600 60 20
                                    

Ce mec a une béquille. Ça pourrait être un accident de ski ou encore une bête chute dans des escaliers.
Mais son regard me dit qu'il a vécu autre chose, d'un peu plus palpitant. Enfin c'est ce que je veux croire.
Passons.
J'entame la lecture de sa vie.

New-York, 2017

Je me tenais debout.

La brise hivernale fouettait mon visage parsemé de taches de rousseur et faisait s'envoler mes cheveux bruns. Je n'étais ni plus ni moins ordinaire que les autres garçons de dix-sept ans.

J'étais comme les autres, je me fondais dans la masse, comme avant.

Je pose un pied devant l'autre, puis recommence. Je marche, j'avance, mes pas écrasant les feuilles mortes tombées au sol.

Elle est à côté de moi, toujours aussi belle, son imposante chevelure rousse vole, s'emmêle, et elle sourit. Elle sourit, dévoilant deux rangées de dents blanches parfaitement alignées, et creusant une fossette dans sa joue droite.

Je glisse ma main dans la sienne et frissonne à notre contact.

Elle est là, en chaire et en os.

Elle s'approche de moi, je sens son souffle s'écraser sur mon visage, je sens chaque battement de son coeur. Ses lèvres se rapprochent des miennes, et avant qu'elles ne les touchent, elle tombe à terre presque au ralenti.

Sa tête heurte le sol brutalement, dans un bruit sourd et mon regard passe de la flaque de sang dans laquelle elle est allongée à ma main ensanglantée, tenant un couteau.

Je me redresse en sursaut dans mon lit, mon torse ruisselant de sueur.

Ma respiration est haletante et mon coeur tambourine dans ma poitrine, comme s'il cherchait à s'en échapper.

Je me rappelle de chacun de ses traits, ses yeux verts qui me contemplait, puis sa chute, son regard vide et son teint dénué de toutes couleurs. Je revois la tache de sang s'agrandir sur son torse.

Je l'ai tué.


La panique s'empare de moi, je veux sortir de ce lit. Je l'ai tué, je suis un monstre.

J'ai le corps d'un monstre, le comportement d'un monstre.

Je veux partir, enlever toute cette crasse de moi. Je tente de bouger mes jambes, je leur ordonne de sortir du lit, sans y parvenir.

« Bougez ! Bougez ! » je crie.

J'y reste des minutes entières, en essayant en vain de commander mes jambes.

Des larmes de rage floutent ma vue, je déteste cette sensation d'être dans l'incapacité de contrôler mon propre corps, de ne rien pouvoir faire.

La porte de ma chambre s'ouvre à la volée et ma mère apparaît en robe de chambre.

« - Miles, Miles, calme toi, c'est un cauchemard, murmure-t-elle à mon oreille.

- Ce n'est pas un cauchemard ! Je ne peux pas le faire ! Je suis un monstre !

Ces derniers mots sont étouffés dans un sanglot.

- Tu n'es pas un monstre, Miles, tu es comme les autres.

- Comme les autres ! Sauf que j'ai deux jambes totalement inutilisables et que j'ai tué ma copine ! je hurle.

Des larmes déferlent sur mes joues, et je vois bien que ma mère s'empêche de pleurer elle aussi.

- Imagine les vagues, Miles, les vagues.

Je m'exécute. Je m'imagine une tempête, des vagues s'écrasant sur les rochers dans un vacarme assourdissant.

- Imagine les au ralenti, d'accord ?


Puis le son se coupe, elles tanguent, toujours aussi fortement mais lentement, puis retombent délicatement, soulevant de l'écume qui s'élèvent dans les airs si lentement que j'en distingue chaque goutte.

Je me calme peu à peu, comme les vagues.

- Aide moi, je souffle. Mets moi dessus, je sors.

- Miles, il est quatre heures du matin, me dissuade-t-elle.

- Je sors, je répète. Je dois sortir. »


Elle hoche la tête à contre-coeur et me fait glisser hors du lit puis me pose sur mon fauteuil roulant. J'attrape un sweat à capuche et fais rouler les roues de mon fauteuil pour sortir de la pièce.

J'appelle l'ascenseur, monte dedans et appuie sur l'étage numéro dix-huit.

La cage métallique monte doucement tandis que je me regarde dans le large miroir placé en face de moi.

De grandes cernes bleutées ornent mes yeux bleus. Un bleu sans vie, sans lueur, vidé de tout le bonheur qu'un adolescent devrait avoir.

Les portes s'ouvrent sur un local. Je sors en marche arrière, me retourne et pousse la lourde porte battante, puis me retrouve enfin dehors.

Le vent fouette mon visage, comme dans mon rêve. Sauf que dans mon rêve, je me tenais debout, mes jambes étaient reliées à mon cerveau. Là, je suis juste assis dans ce fauteuil roulant que je rêve de brûler.

Je suis sur le toit de l'immeuble. C'est mon endroit, à vrai dire, je n'y ai jamais vu quelqu'un d'autre, à part elle quand je l'y emmenais. Je passe mon regard sur la ville qui ne dort jamais, étendue devant moi, et je pense à toutes les personnes endormies derrière toutes ces fenêtres. Elles rêvent toutes.

Je vois son immeuble là-bas, un peu plus bas. Je cherche le treizième étage.

Ha, je le vois. La lumière est allumée. Peut-être que ses parents n'arrivent pas à dormir. À cause de moi probablement. Ils en cauchemardent, en pleurent, se disputent.

Nous sommes exactement dix dans cette ville à être touché par son accident. Enfin, le nôtre plutôt. Uniquement dix petites têtes : ses deux parents, ses deux petits frères, mes parents, moi, et ses trois meilleures amies. Uniquement dix petites tête sur les huit millions et demi d'habitants de New York, et uniquement dix petites tête sur les sept milliards d'habitants de la Terre.

En soi, ça ne change rien.

Elle a glissé de notre monde comme d'un oeuf, uniquement dix personnes sont affectées. Ça n'empêche pas la terre de tourner, la vie continue comme si rien n'était arrivé. Les parcs restent bondés, le soleil brille toujours autant et la planète tourne encore autour du soleil.

Il n'y a que nos dix petits mondes qui ont cessé de tourner.

Je ne sais pas exactement combien de temps je suis resté là, à regarder peu à peu New York se lever. Peut-être quelques minutes, quelques heures. Peut-être même une année entière, qui sait. De toutes façons, ce n'est pas comme si quelqu'un s'en serait inquiété si j'avais réellement attendu un an ici. La seule personne en dehors de ma famille qui tenait réellement à moi est déjà partie.

Je sais juste que quand ma mère est montée sur le toit, le soleil était en train de se lever, et que le ciel avant noir était rosé.

Je sais aussi que j'ai pensé à la phrase du Petit Prince, "Tu sais... quand on est tellement triste on aime les couchers de soleil".

Moi, je regardais un lever du soleil.

Je ne sais pas ce que je préfère : les couchers de soleil, quand on espère que la journée de demain sera meilleure, ou les levers de soleil, quand on regrette les journées passées.

Le Petit Prince n'a pas entièrement tord. C'est vrai que c'est agréable de se dire, en regardant le soleil disparaître qu'on se rapproche peu à peu de la fin. Mais il a tord dans le sens où quand on est triste comme moi, on n'aime plus grand chose.

Le seul soleil que j'attends, c'est un soleil levant, un matin où je me reveillerai, et où je saurai me dire que c'est fini, que je passerai à autre chose. Et que pour la première fois depuis longtemps, j'arriverai à bouger mes jambes, à me déplacer. À aller sur le toit en courant, et crier pour toutes les personnes qui ne peuvent pas le faire.

DEAR FUCKING WORLDWhere stories live. Discover now