Trois petites secondes - 2-

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"- Miles, dis moi pourquoi tu penses ne pas pouvoir faire ton deuil, me demande ma psychologue.

Comme tous les mardis matins, j'ai rendez-vous avec elle, à l'hôpital. Apparemment, elle "m'aide à avancer dans mon deuil". Apparemment.

- Laissez moi réfléchir, j'ironise, ça, par hasard ?


Je pointe mes jambes du doigt.

- Pourquoi ?

- Parce que chaque chose que je fais, chaque matin où je me réveille, je les vois, je me rappelle de ce que j'ai fait. Je la revois, à travers ça et ça ne me quitte pas.

- Tu penses que si tu guérissais, tu pourrais faire ton deuil ?

- Je ne pense rien du tout, Madame, ça serait juste plus facile de ne pas avoir ça sous les yeux à longueur de journée.

- Je comprend... souffle-t-elle.

- Non, vous ne comprenez pas, c'est ça le problème. Vous pouvez marcher, vous n'avez pas une morte sur la conscience ! J'ai passé les meilleurs moments de ma vie avec elle, je ne veux même pas l'oublier !

- Je ne te demande pas de l'oublier, je te demande de vivre avec, Miles, dit-elle, tout aussi calmement.


Je déteste ce ton qu'elle prend, comme si tout allait bien, alors que rien ne vas.

- Mais vous êtes drôle, je crie, vous voulez sérieusement que je vive avec un mort sur la conscience ? Avez-vous ne serait-ce qu'une idée de ce que je traverse ? Vous êtes là, plantée dans votre fauteuil débile à écouter des gens se lamenter à longueur de journée, mais vous ne pouvez pas comprendre ! Vous savez, je peux même prédire votre journée ! Vous vous levez le matin, vous embrassez votre mari et vous filez sous la douche. Ensuite vous avalez une tartine beurrée et un smoothie, et en route pour le travail vous vous arrêtez prendre un café chez Starbucks. Puis vous arrivez, vous dites bonjour à vos collègues et vous écoutez des gens déprimés se plaindre à longueur de journée. Après ça, vous rentrez sur le coup de dix-huit heures, vous regardez Friends à la télé en attendant que votre cher et tendre rentre. Puis il vous embrassera dans le cou, vous passerez à table en mangeant des pâtes carbonara et en buvant une coupe de champagne, et à vingt-deux heures tous au lit. Je me trompe ?

- Je pense que l'on va s'arrêter là pour cette semaine, Miles, d'accord ? suggère-t-elle

- Excellente idée, je grogne. »


Je prend mon sac à dos et fais rouler mon fauteuil roulant pour sortir de la pièce en prenant le soin de claquer la porte derrière moi.

Mon médecin me salue et rentre à son tour dans le cabinet.

Je ne peux m'empêcher de me mettre devant la porte et d'essayer d'entendre ce qu'ils disent.

« - Il faut qu'il reprenne le contrôle de ses jambes au plus vite, dit la psychologue, ça sera une phase de faite dans son deuil.
- Vous le pensez dépressif ou pas ?
- Oui... commence la psy."


Je ne saisis pas ce qu'elle dit ensuite, ni la réponse du médecin, dans tout les cas, j'en ai assez entendu pour aujourd'hui.

Je vois ma mère dans la salle d'attente de l'hôpital, et elle se dirige vers moi.

« - Je vais les voir, mon coeur, d'accord ? Tu restes là ?

- Je risque pas d'aller bien loin, je gromelle.


Elle rentre dans le cabinet et je gare mon fauteuil contre un mur. J'ai mal à la tête.

Je sens que mes paupières s'alourdissent, puis se ferment.

DEAR FUCKING WORLDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant