Le trottoir

320 36 4
                                    

Elle est adossée contre un panneau d'affichage. Ses cheveux blonds sont parfaitement brossés, ses lèvres recouvertes d'une épaisse couche de rouge. Elle tripote ses ongles vernis de rose, et je remarque que seule la main gauche en est recouverte.
La fille ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans et porte un haut ressemblant plus à un soutien gorge qu'à un tee-shirt. Sa mini jupe dévoile plus de choses qu'elle n'en couvre et ses talons aiguilles semblent trop grands et je parierais qu'elle les a pris à sa mère.
Bref, sa tenue doit laisser libre court à l'imagination de certains. Moi aussi d'ailleurs, mais différemment, plus dans le sens où j'imagine ce qu'elle vit.

Un homme d'une quarantaine d'années s'approche d'elle, une barbe de trois jours et les cheveux poivre-sel. Il se penche et murmure quelque chose à son oreille, suite à quoi la jeune femme réponds des trucs que je ne saisis pas. Puis elle dit oui avec les lèvres et non avec les yeux. Elle attrape la main qu'il lui tends et s'engouffre dans le métro arrête au quai. Elle me regarde, et je lis une marre de larmes dans son regard.
J'entame la lecture de sa vie pour en lire un peu plus.

***

« - Mais bordel de merde, Maggie ! hurle mon père. Fais taire ce putain de gosse ! C'est le tien aux dernières nouvelles !

Sa voix est grave et éraillée par l'alcool qu'il ingurgite en quantité.
Je lâche mon pinceau de vernis et accours dans la minuscule chambre. Le petit pleure, s'époumone et je sais bien qu'il a faim. Je fouille dans les placards pour dénicher ne serait-ce quelques grammes de lait en poudre. Je suis contrainte d'attraper le pot dans la poubelle que j'ai jeté la veille et verse quelques centilitres d'eau dedans.

- Il n'a plus à manger, je crie à mon père pour me faire entendre à travers la télé.
- Bah fais ce que tu sais si bien faire, idiote ! Ce que t'as fait pour avoir ce gosse sur les bras !

Je me mords la lèvre inférieure, dépitée.

- Je t'avais donné dix euros pour que t'achètes à manger hier soir, tu te souviens ? dis-je.
- Non. Il a du partir en bouteilles, ricane-t-il.

Je jette de rage un stylo par terre, et grogne quand je découvre que mon vernis est abîmé. Pas le temps de faire la main droite.

- Mais nom de Dieu, Marguerite ! Fais taire ce môme ou je m'en charge ! Merde !
- Je peux pas, je sais pas !

Je prends mon bébé dans les bras en le berçant doucement et en lui murmurant des mots doux.

- Je t'aime mon amour, calme toi, s'il te plaît, je vais revenir bientôt avec plein de bonnes choses à manger, d'accord ?

Il semble se calmer à peu près, et je l'embrasse sur le front avant de le reposer dans son lit de fortune.

Je n'ai rien à me mettre pour ce soir, habituellement je loue une tenue au voisin qui appartenait à son ex et lui offre en échange quelques heures dans son lit. Mais aujourd'hui il est encore au travail.
J'opte donc pour un haut beaucoup trop court, Dieu sait que je déteste ça. On voit chaque parcelle de ma peau, mon décolleté est beaucoup trop provocant.

Mais tu vis pour les hommes, Maggie, pas pour toi.

Je prends une vieille paire de talons rouges qui appartenait à ma mère avant qu'elle ne parte. Ils sont un peu trop grands, et je grandis de huit bons centimètres une fois debout, bien que j'ai déjà mal en pensant à la route que je vais faire.

***

J'ai dix-neuf ans, mais avec le maquillage et les rides dus à la fatigue et au « travail », j'en fais plus de vingt-cinq.
Je suis adossée sur un panneau indiquant la circulation du métro. Si cet imbécile ne m'avait pas menacé pour coucher avec lui, je n'en serais pas là. Je regarderais juste le plan pour savoir où aller faire du shopping avec mes copines.
A peine quinze minutes après être arrivée, un homme d'environ quarante ans m'aborde. Il me complimente puis se penche vers moi en murmurant « trois-cents balles ».
J'écarquille les yeux face à cette some, puis me dit qu'il peut encore monter s'il l'a proposée.

- 350, négociai-je.
- 325.
-400.
- Quoi ? Non, 350.
- 500.
Il soupire et opine en comprenant que je ne ferai qu'augmenter, puis prends ma main et m'entraîne.
Je jette un regard autour de moi et distingue un jeune homme assis sur un banc, aux cheveux blonds cendrés et aux yeux bleus. Il est gringalet et a l'air vraiment triste, mais est mignon. Sans le bébé j'aurais peut être pu sortir avec lui.
Je croise son regard, et le gars me tire dans le métro. Je m'enfonce dans la foule un peu plus, comme je m'enfonce dans ma crasse en suivant cet homme.

***

Je sèche les quelques larmes qui roulent sur mes joues tout en massant douloureusement mes hanches. Je passe mes doigts tremblants sur mon décolleté et y retrouve les traces violacées qu'il m'a fait. Je déteste les suçons. Ça me rappelle que je suis une pute, que la seule chose que j'ai fait de ma vie est de baiser par ci et par là. Ça me rappelle sans cesse la vérité, et qu'est-ce qu'elle est moche.
J'y revois leurs mains sur mon corps, j'y revois leurs regards sur mes seins, j'y revois leurs bouches sur la mienne.
J'y revois surtout le fait que je les laisse faire, que je suis consentante et que c'est moi qui demande ça. Enfin qui demande quoi ? De me faire baiser par des gars de cinquante piges ? Sûrement pas. Je demande juste de l'argent, pour nourrir un gosse que j'ai jamais voulu et que j'aime malgré tout plus que tout au monde.
Mais à quel prix ? Tout le monde me juge, j'entends des  « salopes » qui courent au dessus d'ma tête. Les femmes me traitent de pute, et le problème étant qu'elles ont raison. Les hommes me reluquent sans aucun gène, le problème étant qu'ils ont raison, c'est ce que je cherche.
J'ai jamais demandé à ce qu'un gars me force à coucher avec lui à dix huit ans, j'ai jamais demandé qu'il me mette en cloque, j'ai jamais demandé ce gosse, j'ai jamais demandé cette vie. Et pourtant les passants sont persuadés que je le fais de mon plein gré, que chaque soir je prends mon pied.

Soudain, une voiture passe à toutes vitesse et m'éclabousse. Je crie, j'insulte le chauffeur.
Je sors les cinq billets de cent que m'a filé mon tortionnaire, et me dirige vers l'épicerie les yeux rougis par les larmes.
Le commerçant me dévisage en écarquillant les yeux et je sanglote pour de bon.
Je me faufile dans les rayons et achète à manger, pour moi et pour le bébé.
Quitte à ne pas avoir de vie, autant en offrir une à quelqu'un.
J'aurais pu faire des études, avoir un job. Je voulais être avocate. La seule chose que je veux maintenant c'est d'être en vie. Le problème c'est que je ne suis pas vraiment en vie, ma vie est dans les mains de toutes les hommes qui ont couché avec une fille de même pas vingt ans, en la payant et sans remord.
J'arrive en caisse et au moment de payer, je plonge mon regard dans celui du vendeur. J'appelle à l'aide, comme je le fais avec tous. Je lui demande de me sortir de ce merdier, de m'embaucher, de me sourire. Je veux juste qu'on me sourit, putain. Même mon propre gosse ne me sourira pas, j'ai bousillé sa vie en le faisant naître.
Le gars reste de marbre en me rendant la monnaie, même devant mon mascara coulé, même devant mon regard apeuré par'la vie.
Il me laisse partir avec mes sacs plastiques sans ciller, me laisse m'aventurer dans l'horreur que je vis.

Je m'éloigne sous la pluie, marchant sur le trottoir où j'ai l'habitude d'attendre.
Je verse encore quelques larmes, et mes joues sont autant trempées que la chaussée.

Je suis la chaussée, banale et invisible aux yeux de tous, à part pour ceux qui se plaignent qu'elle soit dégueulasse.

Je suis le trottoir, bousillé et sale.
Je suis le trottoir, abîmé par le pas lourd des hommes et les murmures de femmes.

DEAR FUCKING WORLDWhere stories live. Discover now